Bloc-notes Éco

Hétérogénéité des situations financières des entreprises : la « bosse » Covid

Mise en ligne le 10 Juillet 2024
Auteurs : Agnès Bénassy-Quéré, Benjamin Bureau

Billet de blog n° 360. La dispersion des situations financières des entreprises françaises a fortement augmenté avec la crise Covid, y compris au sein d’un même secteur et/ou d’une même catégorie de taille d’entreprise. Contrairement à la récession de 2009, cette dispersion accrue s’observe à la fois en bas et en haut de la distribution. L’année 2023 confirme toutefois le processus de normalisation post-crise.

Image Billet_360_FR-1
* ∆VA, ∆CA : taux de var. de la valeur ajoutée et du chiffre d’affaires (CA). Marge d’EBE : Excédent Brut d’Exploitation /CA. Levier : dette brute/fonds propres. Trésorerie : disponibilités et valeurs mobilières de placement. Variables filtrées d’effets fixes taille, secteur, temps et appartenance à un groupe.
Source : données FIBEN (juin 2024).

L’exploitation des déclarations fiscales des entreprises a jusqu’ici permis de mettre en lumière la résilience d’ensemble des entreprises françaises face aux crises récentes, que ce soit à fin 2022 (Bureau et Py, 2023) ou à fin 2023 (Bureau et Py, 2024). Ces travaux s’efforcent de nuancer les résultats selon la taille d’entreprise et/ou le secteur d’activité. Malgré tout, leurs conclusions sont susceptibles de masquer des situations individuelles très diverses au sein même d’un secteur ou d’une catégorie de taille d’entreprise.

La dispersion des situations financières s’est accrue à partir de 2020

Quelle que soit l’année considérée, les situations des quelques 4 millions d’entreprises françaises sont très disparates. En 2023 par exemple, alors que le chiffre d’affaires des PME a globalement augmenté de 5% en moyenne sur un an, il a baissé pour un tiers d’entre elles (Bureau et Py, op. cit.). À l’inverse, même au plus fort de la crise Covid, alors que le chiffre d’affaires reculait nettement en moyenne, plus de deux PME sur cinq bénéficiaient d’une hausse de chiffre d’affaires. 

La disparité entre firmes va bien au-delà d’un simple effet sectoriel et reflète le fonctionnement normal d’une économie de marché. Un constat marquant toutefois est la forte augmentation de l’hétérogénéité intra-sectorielle en 2020-21. Pour le voir, nous calculons l’écart interquartiles (Q3 – Q1) de différents indicateurs financiers, après les avoir filtrés des effets taille, secteur, année et appartenance à un groupe. Nous mobilisons un échantillon de 200 000 entreprises en moyenne chaque année : des entreprises localisées en France, soumises à l’impôt sur les sociétés, avec plus de 750 K€ de chiffre d’affaires, et n’appartenant pas au secteur financier. L’échantillon couvre ainsi près de 80% de la valeur ajoutée des sociétés non financières françaises.

L’analyse est conduite pour cinq indicateurs financiers : la croissance de la VA, la croissance du chiffre d’affaires (CA), la marge d’EBE (EBE/CA), la trésorerie (en jours de CA) et un ratio de levier (dette brute/fonds propres). Pour l’année de base (2018), on constate par exemple que le ratio médian EBE/CA, filtré des effets fixes, est de -0,1% (contre 5,7% si on ne filtre pas), le 1er quartile étant à -4,3% et le 3ème quartile à 5,4%. L’écart (Q3-Q1) est par conséquent égal à 9,7%. On le normalise à 100 pour pouvoir comparer son évolution à celle des autres indicateurs d’hétérogénéité.

Le graphique 1 montre l’absence de tendance nette en termes d’hétérogénéité des taux de croissance de la VA jusqu’en 2019. En revanche, la dispersion augmente de près de 40% entre 2019 et 2020, atteint un pic en 2021 pour diminuer ensuite et revenir, en 2023, environ 20% au-dessus du niveau de 2018. Le même profil s’observe pour la croissance du chiffre d’affaires.

L’hétérogénéité relative au levier diminue tendanciellement sur la décennie qui précède la pandémie, puis augmente brutalement en 2020, pour décroître ensuite et revenir en 2023 à son niveau de 2018. Enfin, on observe avant la pandémie une tendance croissante de l’hétérogénéité relative à la trésorerie et, dans une moindre mesure, au résultat opérationnel (marge d’EBE). Ces deux dimensions de l’hétérogénéité augmentent en 2020, puis de nouveau en 2021 pour la seconde. Elles diminuent ensuite mais restent supérieures de 10% aux niveaux de 2018.

Le surcroît d’hétérogénéité en 2020-21 coïncide avec le recul temporaire des défaillances 

La baisse du nombre de défaillances pendant la crise Covid a vraisemblablement joué un rôle dans la hausse de la dispersion des situations individuelles : certaines entreprises qui auraient fait faillite en temps normal sont restées en activité grâce à la politique du « quoi qu’il en coûte ». La hausse de la dispersion est aussi cohérente avec les travaux de Bureau et al. (2022) mettant en lumière la forte hétérogénéité intra-sectorielle des chocs d’activité pendant la crise Covid. 

La hausse des prix de l’énergie de 2021-2022 a affecté les entreprises de manière différenciée, en particulier selon la date de renouvellement de leur contrat d’énergie. Le Conseil d’analyse économique (2024) met ainsi en lumière une forte hétérogénéité des taux de croissance des dépenses énergétique des TPE-PME, qui est davantage intra-sectorielle qu’intersectorielle. Ceci pourrait expliquer que l’hétérogénéité en termes de résultat opérationnel et de trésorerie demeure, en 2023, au-dessus du niveau de 2018.

Contrairement à 2009, la hausse de la dispersion en 2020-21 est tirée par les deux côtés de la distribution

La crise Covid n’a pas seulement entraîné une déformation du bas de la distribution (des entreprises fragiles s’écartant de la médiane). Elle a également induit une déformation du haut de la distribution (les firmes les plus dynamiques se démarquant encore davantage des autres). En termes de croissance de la VA, par exemple, on observe une hausse de l’écart entre la médiane et le 1er quartile en 2020 (graphique 2, courbe noire). L’écart entre le 3e quartile et la médiane, lui, augmente fortement en 2021 et reste en 2022 à un niveau élevé (courbe verte). Il s’agit d’une différence majeure avec la crise de 2009, où la hausse de la dispersion était essentiellement tirée par les entreprises les plus en difficulté. Le même constat peut être fait quant aux autres mesures de l’hétérogénéité. 

Quels enseignements pour l’action publique ? 

Alors que les dimensions taille et secteur sont traditionnellement structurantes dans le débat public, l’analyse qui précède confirme l’importance des hétérogénéités intra-sectorielles – une dimension bien prise en compte par les politiques de soutien lors de la crise sanitaire. Déployés très rapidement et avec des conditionnalités très simples, ces soutiens ont bénéficié à toutes sortes d’entreprises. Ce point est bien documenté dans le Rapport Cœuré (2021) : des entreprises avec un chiffre d’affaires en hausse durant la crise ont bénéficié d’aides et, dans certains cas, la baisse de l’EBE a été surcompensée.

La générosité des soutiens publics aux entreprises durant la crise Covid a-t-elle entravé le processus de « destruction créatrice » ? La crainte est légitime, le FMI ayant récemment montré qu’une part significative du ralentissement de la productivité – observé dans la plupart des économies avancées depuis le début des années 2000 – pouvait s’expliquer par la dégradation de l’allocation des facteurs de production entre firmes au sein d’un même secteur.

Sans trancher ce débat, on peut rappeler que les aides Covid n’ont pas été octroyées de manière privilégiée à des entreprises fragiles (Bénassy-Quéré, 2021), que les défaillances sont reparties à la hausse dès la fin 2021, et que la dispersion des situations individuelles retrouve progressivement son niveau d’avant-Covid. De fait, les travaux empiriques ont jusqu’ici conclu au maintien des mécanismes de sélection par le marché pendant la crise Covid (cf. Cros et al., 2021, Maadini et Hadjibeyli, 2022, Recco, 2024, Nicolas et al., 2024). 
 

Image Billet_360_FR-2
Notes : voir graphique 1.
Source : données FIBEN (juin 2024).

Télécharger la version PDF de la publication

Mise à jour le 25 Juillet 2024