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S’aventurer en eaux libres pour débloquer le potentiel d’innovation de l’Europe
Intervenant

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Mise en ligne le 18 Mars 2025

Euronext Paris – Construire pour de bon l’Union pour l’épargne et l’investissement, Paris, 18 mars 2025
Discours de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France
Mesdames et Messieurs, cher Stéphane,
Je suis heureux de participer à cet anniversaire : Euronext, dont nous célébrons les 25 ans, est seulement une année plus jeune que l’euro. Et les deux sont des exemples remarquables de la réussite et de la fierté européennes. Mais l’un comme l’autre ne peuvent être pleinement efficaces qu’avec une meilleure intégration économique et financière. Je souscris pleinement à ce que vient de dire la Commissaire Albuquerque.
Il y a dix ans, lorsque l’Union des marchés de capitaux est apparue, la stabilisation macroéconomique était sa grande priorité. Aujourd’hui, l’objectif premier de celle que nous avons rebaptisée l’Union pour l’épargne et l’investissement (UEI) est de veiller à une allocation efficace des capitaux, afin de financer nos besoins d’investissement. Cette histoire déjà longue fait souvent naître le doute : pourquoi le projet décollerait-il maintenant ? Je vous propose trois raisons d’y croire. Premièrement, il a gagné en visibilité politique depuis l’année dernière, et en particulier depuis le rapport Letta. Deuxièmement, il y a aujourd’hui un moment de l’Europe. Donald Trump voulait apparemment la casser, mais il est peut-être en train de réussir le contraire. Et il ne peut y avoir d’autonomie stratégique et militaire sans souveraineté économique et financière. Enfin, nous commençons à nous concentrer sur un nombre limité d’actions fortes plutôt que sur la longue liste de petits sujets (36 !) dans le plan d’action de 2020. Comme je me trouve à la conférence annuelle d’Euronext, je vais m’intéresser plus particulièrement au rôle des capitaux d’entreprise dans la construction d’une économie plus forte. Je vais d’abord évoquer notre « écart schumpétérien i » et ses déficits jumeaux (I). Je suggérerai ensuite trois étapes clés pour renforcer le financement par fonds propres et le financement de l’innovation en Europe (II).
1. Les déficits jumeaux de notre écart « schumpétérien » : l’innovation et le capital
1.1. N’oublions pas Draghi
Permettez-moi d’abord de rappeler l’évidence. L’Europe accuse un retard en matière de croissance, de productivité et d’innovation. La croissance cumulée du PIB par habitant aux États-Unis entre 1999 et 2023 a atteint 39 %, contre 26 % dans la zone euro. Les entreprises européennes investissent, en pourcentage du PIB, deux fois moins dans la recherche et le développement (R&D) que leurs homologues américaines. Parallèlement, nos besoins d’investissement ont rarement été aussi importants : si nous ajoutons « ReArm Europe » aux fameux chiffres de Draghi, l’UE devra investir 900 milliards d’euros supplémentaires par an pour rester compétitive dans des secteurs-clés, tels que les transitions écologique et numérique, la défense et l’innovation.

Cet effort représenterait plus de 5 % de notre PIB. Néanmoins, les ressources publiques sont limitées et nous ne pouvons accroître les dépenses budgétaires indéfiniment.
Seules 4 des 50 plus grandes entreprises mondiales de la tech sont européennesii. Toutefois, au cours des dix dernières années en Europe, les effectifs totaux du secteur de la tech ont été multipliés par sept par rapport à la décennie précédente, et le total des capitaux investis a été multiplié par dix iii, signe d’une dynamique positive.
Voilà pour un diagnostic lucide. Maintenant, quelle est la thérapie ? Avant d’en venir à sa partie financière, je veux d’abord souligner l’importance des remèdes économiques et des réformes structurelles. Je vois avec un peu d’inquiétude aujourd’hui dans notre débat public le « D » de Défense éclipser et même écraser le « D » de Draghi. Les rapports Letta et Draghi et la « boussole pour la compétitivité » de la Commission de février appellent à trois impératifs – les trois « I » – qui ne coûtent rien budgétairement : a) « Intégrer plus » le marché unique, en particulier dans les services ; b) « Investir mieux », en particulier dans l’énergie et la tech ; et c) « Innover plus vite », en réduisant la bureaucratie. Si nous ne faisons pas cela ensemble, vite et avec détermination, l’autonomie stratégique de l’Europe se perdra à nouveau dans les sables du déclin économique.
1.2. Le capital, notre nouvelle frontière
Mais il y a une composante financière de la thérapie. Je ne traiterai pas ce soir des financements publics, qui sont les seuls possibles pour la Défense : le changement allemand est bienvenu. Le vote du Bundestag aujourd’hui est un tournant pour l’Europe, une avancée historique. Le défi français est plus difficile, car nous avons trop gaspillé les « dividendes de la paix » passés en dépenses de confort courant. Les financements privés sont plus prometteurs : le défi européen n’est pas d’en manquer, mais leur mauvaise allocation.
L’UE dispose d’une épargne privée considérable représentant 5,5 % du PIB par an, contre 3,4 % aux États-Unisiv. Toutefois, la structure des portefeuilles financiers des ménages européens indique une prédominance des actifs peu risqués.

Les portefeuilles des ménages américains sont constitués à plus de 50 % d’actifs plus risqués, alors que ceux-ci ne représentent qu’un tiers des actifs des ménages européens. En outre, l’excédent d’épargne privée européen (environ 300 milliards d’euros en 2023) est dirigé de l’autre côté de l’Atlantique pour financer les sociétés ou la dette publique américaines, plutôt que les entreprises européennes.
En Europe, l’économie ne manque pas de financement par le crédit ; elle manque de financement par fonds propres. Nous pouvons nous féliciter de disposer d’un secteur bancaire robuste. Les actifs bancaires représentent 300 % du PIB dans l’UE, contre seulement 85 % aux États-Unis. Le financement par endettement de marché est relativement moins développé dans la zone euro qu’aux États Unis, et il est principalement utilisé par des entreprises de plus grande taille. Toutefois, le véritable écart réside sur le capital : le financement par fonds propres des sociétés non financières représente 215 % du PIB aux États-Unis, contre 88 % dans la zone euro.

Ce type de financement autorise des horizons à plus long terme, une plus grande flexibilité et une plus grande tolérance au risque, indispensables dans les technologies de rupture. Cet aspect est essentiel, car la majeure partie de l’écart de croissance de la productivité entre la France et les États-Unis sur la période 2000-2019 provient des secteurs à forte intensité technologiquev.
Nous savons tous que la capitalisation boursière totale est environ quatre fois plus faible en Europe. Le capital-risque européen demeure sous-développé comparativement aux États Unis sur tous les segments, du stage d’amorçage (early stage) au financement de la phase avancée (late stage). Les fonds de capital-risque levés entre 2013 et 2023 atteignaient 0,36 % du PIB aux États-Unis, tandis qu’ils ne représentaient que 0,07 % du PIB dans l’UE, avec une certaine hétérogénéité entre pays européens.

En outre, nous continuons de dépendre du capital-risque étranger pour financer l’innovation européenne vi, à hauteur de plus de 50 % des investissements dans les entreprises technologiques européennes à un stade de croissance avancé.
2. Trois étapes clés pour renforcer le financement par fonds propres et le financement de l’innovation en Europe
Permettez-moi à présent de présenter trois étapes clés pour renforcer le financement par fonds propres et le financement de l’innovation en Europe. Nous devrions prendre le meilleur de l’Amérique, et laisser le reste. Soyons plus simples, plus innovants, plus ouverts au risque.
2.1 Harmonisation et simplification plutôt que dérégulation pour libérer la croissance
En matière de régulation, nous avons besoin de moins et de plus : moins de règles, plus d’harmonisation. Face au vent fort qui souffle d’outre Atlantique, j’ai opposé que « la simplification n’est pas la dérégulation » vii . Nous maintenons les objectifs s’agissant de la stabilité financière et du climat, mais nous réduisons la complexité. À cet égard, la première proposition de directive Omnibus de la Commission européenne est bienvenue, car elle allège la charge réglementaire pesant sur les PME et les entités de taille intermédiaire européennes, mais son équilibre devra être affiné. Nous pourrions éventuellement rationaliser la directive MIFID dans une certaine mesure et privilégier la simplicité pour la stratégie relative à l’investissement de détail (Retail Investment Strategy).
En outre, une plus grande harmonisation apporte de la clarté. Il convient de saluer l’esprit pionnier dont fait preuve Euronext en lançant l’initiative d’un prospectus unique (S1) – une étape concrète vers la réduction de la fragmentation du marché. Nous nous félicitons de l’émergence de « coalitions des volontaires » parmi les acteurs privés, qui progressent au sein du cadre réglementaire existant. Mais nous devons rechercher des solutions ingénieuses pour accélérer le processus, telles qu’un 28e régime viii créant un cadre juridique harmonisé optionnel dans des domaines essentiels tels que le droit des sociétés, le travail et la fiscalité. Nous devons toujours chercher à réduire la fragmentation du marché européen qui limite la taille effective de notre marché et freine la capacité des entreprises à se développer ix. Et nous avons besoin d’une plus grande harmonisation en matière de supervision. La surveillance directe, par l’AEMF, des fournisseurs de services pour les crypto-actifs x et des infrastructures de marché transfrontières d’importance systémique, telles que les contreparties centrales et les dépositaires centraux de titres, constituerait une étape importante vers un marché des capitaux unifié.
2.2. Plus d’innovation : stimuler le capital-risque européen
Un bon fonctionnement de l’écosystème de financement par fonds propres constitue un préalable indispensable au développement des entreprises : du capital-risque pour que les start-ups développent des technologies de pointe, du capital-investissement pour la croissance, et un marché des titres cotés pour poursuivre l’expansion. Renforcer le canal entre le financement early-stage et la sortie du marché – que ce soit via des introductions en bourse ou des acquisitions stratégiques – contribuerait à retenir les entreprises à forte croissance en Europe. Le sous-développement du capital-risque européen a pour origine la fragmentation de nos marchés financiers et de nos régimes fiscaux, l’aversion des investisseurs institutionnels pour le risque et le rôle limité des fonds de pension, qui ne représentent que 30 % du PIB de l’UE (contre 136 % aux États-Unis).
L’initiative Tibi, lancée en France en 2019, a permis de canaliser le capital institutionnel de long terme vers le financement par fonds propres d’entreprises technologiques innovantes et en croissance. Les fonds « labellisés Tibi » ont mobilisé au total 13 milliards d’euros sur la période 2020-2026, ce qui revient à doubler la participation des assureurs aux levées de fonds de capital-risque xi. Ce succès a inspiré « l’initiative WIN » de l’Allemagne, visant à lever 12 milliards d’euros entre 2025 et 2030. En complément des initiatives nationales, une nouvelle version de l’initiative « Champions technologiques européens » (European Tech Championship Initiative, ETCI), ouverte aux investisseurs privés, pourrait être renforcée. Nous devrions compléter cela par des partenariats public-privé beaucoup plus solides, avec des capitaux publics européens venant abonder pari passu des fonds privés dès lors que ceux-ci seraient transfrontières. À ce jour, cette initiative a mobilisé un financement de 4,15 milliards d’euros, un montant bienvenu mais encore insuffisant pour combler l’écart de financement des entreprises en expansion en Europe. Encourager les investisseurs institutionnels à diversifier la répartition de leurs actifs via des ajustements de la réglementation et des structures incitatives pourrait permettre de libérer des capitaux substantiels, comme proposé par le FMI xii.
2.3. Favoriser une culture de la prise de risque éclairée
À terme, nous devrons naviguer plus près du vent. Pour libérer notre potentiel de croissance et d’innovation inexploité, il est essentiel de favoriser une culture de la prise de risque éclairée.
Une autre explication avancée par l’entrepreneur Olivier Coste est que notre déficit d’innovation ne résulte pas seulement de la fragmentation des marchés ou de marchés de capitaux insuffisamment profonds et liquides, mais également du coût des échecs induit par une surprotection de certaines parties prenantes xiii. Notre système pourrait évoluer vers un style plus danois de « flexisécurité », et l’amélioration du droit de l’’insolvabilité, éventuellement via le 28ème régime. Les coûts de restructuration des entreprises peuvent être jusqu’à dix fois plus élevés dans les pays dotés d’une législation de protection de l’emploi plus stricte xiv – en l’occurrence pour la main-d’œuvre hautement qualifiée, comme la France ou l’Allemagne, ce qui nuit à la rentabilité et à la compétitivité. Ce facteur affecte en particulier le secteur de la Tech, où les projets présentent un risque d’échec plus élevé. Il décourage les fonds de capital-risque et de capital-investissement d’investir en Europe.
Avec un état d’esprit plus audacieux, les investissements se concentrent également sur des projets à haut risque et à impact élevé xv. Les États-Unis et la Chine ont construit leur leadership technologique et industriel en canalisant le capital vers des initiatives audacieuses et transformatrices, en particulier dans des secteurs tels que l’IA, la biotechnologie et l’énergie verte. En revanche, l’Europe privilégie souvent également les innovations incrémentales dans des secteurs relativement matures, et une fragmentation excessive de ses investissements publics et privés xvi, ce que l’on appelle le « piège de la technologie intermédiaire », souligné entre autres par Jean Tirole.
L’éducation financière est un autre pilier essentiel de l’UEI. Un public mieux informé est plus enclin à s’engager sur les marchés de capitaux, avec un biais domestique moindre, en garantissant que l’épargne des ménages européens soit efficacement allouée à des investissements productifs plutôt que de demeurer sur des dépôts à faible rendement.
Permettez-moi à présent de conclure : L’Europe a des atouts à faire valoir : des institutions stables, un capital humain de haute qualité, des infrastructures avancées, ainsi qu’une épargne abondante. Nous devons mobiliser tous les actifs disponibles vers un objectif commun ambitieux et faisant sens. Ne minimisons pas les obstacles auxquels nous sommes confrontés, ni les vents contraires qui soufflent à l’international. Mais inspirons-nous davantage d’une vertu américaine : la confiance en soi. Les stoïciens nous enseignent que nous ne sommes pas définis par les événements extérieurs, mais par la manière dont nous choisissons d’y répondre. Ou, comme le dit Sénèque : « Nous ne pouvons pas diriger le vent, mais nous pouvons ajuster les voiles ».
iVilleroy de Galhau (F.), « Le retard de croissance de l’Europe : réconcilier Keynes et Schumpeter | Banque de France », discours au Collège d’Europe, 31 mars 2021.
iiCes quatre entreprises sont : SAP, ASML, Schneider electric et Spotify. CompaniesMarketCap. « Largest tech companies by market cap ». Consulté en mars 2025.
iiiAtomico, « The State of European Tech 2024 », résumé, décembre 2024.
ivOCDE, National Accounts – Gross Saving, United States, Explorateur des données de l’OCDE (Mars 2025)
vCf. le graphique 3 dans Bunel (S.), Clymo (A.), Garnier (O.) et Zago (R.), « Revisiting the European performance gap vis-à-vis the United States », Bloc-notes Éco, Banque de France, 28 février, 2025.
viLagarde (C.), « Diriger l’épargne vers l’investissement et l’innovation en Europe », discours lors du 34e Congrès bancaire européen, Banque centrale européenne, 22 novembre 2024.
viiVilleroy de Galhau (F.), « Pour une simplification réaliste : dénouer quelques nœuds de la réglementation bancaire en Europe », Banque de France, 6 février 2024.
viiiVon der Leyen (U.), Lagarde (C.), « Europe must act now to strengthen its competitiveness », Financial Times, février 2025.
ixBordon (A. R.), Di Leno (L.), Monteiro (J.) et Vanhala (J.) et al. « Europe’s Productivity Weakness: Firm-Level Roots and Remedies ». IMF Working Paper n° 25/40, Fond monétaire international.
xBarbat-Layani (M.-A.), Villeroy de Galhau (F.), « Supervision européenne : commençons par les cryptos ! », Banque de France, 14 novembre 2024.
xiFrance Invest (2023). « Le capital-investissement Venture et Growth en France », Étude 2023, février 2023
xiiFonds monétaire international (FMI), « Europe Can Better Support Venture Capital to Boost Growth and Productivity », juillet 2024.
xiiiCoste (O.), « Europe, Tech and War », Amazon, novembre 2022.
xivCoste (O.) et Coatanlem (Y.) « The Cost of Failure and the Quest for Competitiveness: Disruptive Innovation as a Catalyst. », IEP Policy Brief, n° 24, IEP @ Bocconi. 2024.
xvTirole (J.), « L’Europe prend le risque de devenir une figurante », Le Point, 30 janvier 2025.
xviEconPol Europe, « EU Innovation Policy: How to Escape the Middle Technology Trap », Policy Report, février 2024.
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Mise à jour le 20 Mars 2025