Discours

Les banques centrales entre atterrissage en douceur de l’économie et attentes croissantes du public

Intervenant

François Villeroy de Galhau intervention

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

Mise en ligne le 11 Juin 2024

François Villeroy de Galhau intervention

Conférence Oesterreichische Nationalbank (OeNB) et SUERF – 11 juin 2024
Discours de François Villeroy de Galhau,
Gouverneur de la Banque de France
 

Mesdames, Messieurs,
 
Je suis très heureux de prendre la parole aujourd’hui à l’occasion de la 51e Conférence économique annuelle de l’OeNB, organisée en collaboration avec le SUERF, et je remercie chaleureusement mon ami le gouverneur Robert Holzmann pour son invitation. Les banques centrales opèrent dans un environnement qui évolue rapidement, que ce soit d’un point de vue technologique, économique ou géopolitique, et cela crée de fait « des opportunités et des défis pour la banque centrale du futur ». Je m’abstiendrai évidemment de tout commentaire politique dans l’environnement changeant qui est le nôtre. Mais je souhaiterais me concentrer sur deux aspects qui sont en fait corrélés car nous nous situons entre un atterrissage en douceur de l’économie (I), et des attentes croissantes de la part du public (II). 
 

I. Un atterrissage en douceur de l’économie est en vue

Nous sortons progressivement de la crise inflationniste qui a frappé nos économies et nos concitoyens depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. L’inflation a atteint un pic à 10,6 % en octobre 2022 dans la zone euro et a depuis reflué à 2,6 % en mai 2024i  . Au-delà de l’inversion des chocs d’offre initiaux, la politique monétaire a fortement contribué au processus de désinflation – jusqu’à 2 % d’inflation évitée cette annéeii   –, en freinant le crédit et la demande et en maintenant les anticipations d’inflation suffisamment bien ancrées. Les chiffres mensuels seront volatils cette année en raison d’effets de base, en particulier sur les prix de l’énergie. Nous continuerons bien entendu de suivre les données effectives d’inflation (en particulier celles relatives aux servicesiii  ), mais nous examinerons encore plus attentivement les perspectives d’inflation, d’autant plus que nous avons repris davantage confiance dans nos modèles et nos outils de prévision. Selon nos dernières projections macroéconomiques Eurosystème de juin, l’inflation devrait revenir à une moyenne annuelle de 2,5 % en 2024, de 2,2 % en 2025 et de 1,9 % en 2026.
 
Par conséquent, comme nous sommes suffisamment confiants sur le fait que nous atteindrons notre cible de 2 %, le moment était venu de procéder à une première baisse de 25 points de base et d’avoir une politique monétaire légèrement moins restrictive. Le taux des dépôts s’établira à 3,75 % à compter de demain, tandis que le taux neutre est estimé entre 2 % et 2,5 % dans la zone euro. Nous combattons donc encore activement l’inflation.
 
La cible d’inflation de 2 % est en vue, nos efforts ont été efficaces, mais notre détermination reste entière : la confiance nécessite de la vigilance. S’agissant des décisions futures, nous ne nous engageons pas à l’avance sur une trajectoire de taux particulière. Nous continuerons de nous appuyer sur les données et je plaide pour un « gradualisme pragmatique », tant sur le calendrier des futures baisses de taux – sans hâte ni procrastination – que sur notre taux terminal. Nous avons réussi jusqu’à présent à mener à bien la désinflation et un atterrissage en douceur face à des chocs d’offre, ce qui est relativement sans précédent. La zone euro a évité la récession qui était redoutée, avec une croissance positive de 0,6 % en 2023, et nos projections Eurosystème actualisées prévoient un redressement de la croissance, qui s’établirait à 0,9 % en 2024, 1,4 % en 2025 et 1,6 % en 2026. Atteindre notre objectif principal de ramener l’inflation à 2 % avec un atterrissage en douceur, plutôt qu’un atterrissage brutal, serait un bien meilleur chemin pour l’économie, pour nos concitoyens européens, leurs revenus et leurs emplois, et pour la saine conduite des politiques budgétaires.
 

II. Les attentes croissantes du public à l’égard des banques centrales

La crédibilité des banques centrales et leur ligne de conduite résolue ont une conséquence : elles alimentent des attentes croissantes de la part du public. Premièrement, parce qu’elles inspirent confiance, notamment de la part du grand public : entre l’automne dernier et ce printemps, la confiance nette des citoyens européens dans la BCE a atteint son plus haut niveau depuis 2009, augmentant dans 19 des 20 pays de la zone euroiv  . Outre nos premiers résultats dans la lutte contre l’inflation, permettez-moi de rappeler les trois composantes du « triangle d’or de la confiance » : indépendance, responsabilité (le fait de rendre compte) et mandat.

La plupart des banques centrales ont acquis leur indépendance par rapport au pouvoir politique dans les années 1980 et 1990 – notamment l’Eurosystème lors de sa création en 1999. L’indépendance – que je chéris – n’est pas l’isolement. Le contexte actuel caractérisé par les incertitudes, les chocs et l’anxiété, exige plus que jamais que nous fournissions autant d’explications et de clarifications que possible : de la lumière dans l’obscurité. C’est une question de responsabilité : il est du devoir des banques centrales d’expliquer leurs décisions de politique monétaire de manière compréhensible, notamment auprès du grand public. Il existe dans nos démocraties une défiance grandissante à l’égard des « experts ». La réaction appropriée face à cela n’est pas de renoncer à notre expertise, mais de renouveler notre communication, de manière accessible et transparente. Une politique monétaire mieux comprise est mieux transmise ; et inversement, un expert abscons n’est plus respecté. La responsabilité est la contrepartie naturelle de l’indépendance ; quelle que soit la complexité de la politique monétaire, l’ère des déclarations sibyllines appartient – ou doit appartenir – au passé. Parmi les attentes croissantes, elle est la première – et la plus évidente. J’en viens à présent à notre mandat : la stabilité des prix, condition préalable à la croissance à long terme, est l’objectif premier de la plupart des banques centrales, y compris l’Eurosystème. En l’atteignant, nous contribuons à nos objectifs secondaires que sont la croissance économique, la cohésion sociale ou l’environnement… et j’en arrive ici à deux autres attentes grandissantes de la part du public : le changement climatique et la coordination avec la politique budgétaire.
 
Le changement climatique est bien entendu apparu comme un défi majeur au cours des dernières années, notamment pour les banques centrales étant donné son impact sur l’économie et le cycle financier – et sur l’inflation. Il ne s’agit pas seulement de risques à long terme : pensez aux sécheresses en Europe et aux inondations au Brésil, en Grèce et en Allemagne. Tous ces phénomènes ont eu des coûts économiques importants, ainsi que des coûts budgétaires et financiers (pour les assureurs). L’Eurosystème s’est fermement engagé à agir lorsque cela est possible dans le cadre de son mandat, notamment en soutenant la transition verte ; et il a commencé à le faire en particulier par le biais des signaux de marchév  . La Banque de France est également  fer de lance en la matière et a été reconnue comme la banque centrale la plus verte du G20vi . Avec d’autres, nous avons créé le Réseau pour le verdissement du système financier (Network for Greening the Financial System, NGFS) à Paris fin 2017 ; celui-ci compte à présent plus de 140 membres – y compris l’OeNB – fortement engagés, et nous hébergeons son secrétariat mondial. Le NGFS a élaboré sept scénarios à long terme à l’horizon 2050 pour apporter un éclairage sur la « macroéconomie du changement climatique ». Dans tous les scénarios, la perte économique de PIB est importante en 2050 ; mais plus la transition est tardive, plus elle est désordonnée, et plus la perte est élevée.

La prochaine édition des scénarios du NGFS, qui sera publiée fin 2024, s’appuiera sur une nouvelle estimation des impacts des risques physiques, qui sont plus importants qu’envisagé précédemmentvii  , en ligne avec les avancées méthodologiques récentes en matière d’économie et de science du climat, avec par conséquent des coûts économiques plus élevés. Cette estimation répondra aux normes académiques les plus élevées et s’appuiera sur l’expertise du consortium scientifique du NGFSviii  .

Soyez assurés que nous banques centrales allons intégrer de plus en plus le changement climatique dans notre analyse et nos prévisions économiques. Cela étant, ce serait une illusion monétaire de penser que les banques centrales peuvent supporter la majeure partie de l’effort de financement de la transition. Ce n’est ni économiquement souhaitable ni juridiquement possible : un financement monétaire pur pourrait entraîner une poussée inflationniste, et il serait contraire aux Traités européens, qui interdisent le financement monétaire des déficits. Les banques centrales – et la finance verte – ne peuvent pas remplacer des politiques publiques saines et des plans de transition des entreprises. Selon moi, une étape nécessaire pour les politiques publiques est de fixer un prix du carbone : ce serait le seul signal capable d’aligner les impératifs climatiques avec les décisions des agents économiques. Quelle qu’en soit la forme, ce prix devrait être mondial – pas seulement national ou européen –, et socialement équitable.

Enfin, les attentes grandissent s’agissant de la coordination avec la politique budgétaire. Ces dernières années ont été marquées par la réapparition des chocs d’offre. De nombreux pays ont nettement accru leurs déficits budgétaires, protégeant ainsi les citoyens et les entreprises d’impacts trop importants. Cette intervention était pleinement justifiée pour le Covid, et partiellement justifiée pour contrer le choc énergétique résultant de la guerre menée par la Russie en Ukraine.
 
Ce qui pouvait initialement sembler des événements ponctuels apparaît désormais comme une tendance structurelle : la fragmentation économique selon des lignes géopolitiques et le changement climatique peuvent se traduire par des chocs d’offre plus fréquents – qu’ils soient positifs ou négatifs. Et les dépenses publiques associées – défense, investissements pour la transition, « assureur en premier ressort » – pourraient enregistrer une hausse représentant jusqu’à 7 % du PIB selon le FMI  . Ce changement de paradigme pose des défis pour la politique budgétaire, pour la politique monétaire et pour le dosage des politiques (policy mix) qui en résulte. En septembre dernier, Olivier Blanchard  et moi-même avons eu un débat amical à la Paris School of Economics, lors d’un hommage rendu à Daniel Cohen, un autre brillant économiste français disparu trop tôt. Olivier affirmait que la politique budgétaire est plus puissante que la politique monétaire ; même si je suis assez d’accord avec chacun de ses arguments, j’en tire une conclusion légèrement différente ; permettez-moi d’expliquer pourquoi.
 
La première nuance a trait à une limitation empirique des règles budgétaires – aussi souhaitables soient-elles. Les instruments budgétaires discrétionnaires peuvent, en théorie, être à la fois efficaces et bien ciblés. Mais dans la réalité, au-delà d’un possible surdimensionnement tel que celui qui a été observé aux États-Unis, en fin de compte il est souvent difficile d’inverser les mesures de soutien, même lorsque le cycle économique s’améliore. L’orientation de la politique budgétaire tend à être soumise à la dominance politique, et pas seulement aux États-Unis ou en France. Dans de nombreux pays, l’opinion publique réclame à la fois une augmentation des dépenses et des réductions d’impôts. Soumis à cette pression politique, de nombreux gouvernements n’ont pas réussi à réduire les déficits suffisamment rapidement lorsque les conditions se sont améliorées. Dans l’ensemble, les économies avancées ont par conséquent accumulé d’importants déficits budgétaires au cours des quarante dernières années, ce qui a entraîné une montée continue de la dette par paliers. L’environnement de taux bas qui prévalait jusqu’en 2021 – et qui a permis un allégement de la charge d’intérêts de la dette publique – était l’exception, et non la règle, et ne devrait jamais être considéré comme acquis.

La seconde nuance fait l’éloge de la politique monétaire :  même au plancher effectif des taux, elle est demeurée très puissante, grâce aux outils non conventionnels. Qu’elle soit accommodante ou restrictive, elle a une cible quantitative claire (une inflation égale à 2 %) et plusieurs canaux à sa disposition pour influer sur la demande et l’équilibrer par rapport à l’offre. Nous avons pu l’observer au cours de la séquence sans précédent de chocs déflationnistes puis inflationnistes ces quatre dernières années. Quelles que soient les circonstances, la politique monétaire a trouvé les outils appropriés pour atteindre son objectif à moyen terme : pas plus – la politique monétaire n’est pas omnipotente – mais pas moins, et il ne s’agit pas d’une petite promesse. N’oublions jamais que la stabilité des prix est une condition nécessaire à la croissance et le meilleur moyen de financer des investissements à des taux d’intérêt modérés sur le long terme.

Par conséquent, nous avons besoin à la fois des politiques budgétaire et monétaire, agissant avec des objectifs clairs et en toute indépendance, mais également du bon dosage entre elles (policy mix). Une avancée en tandem, comme pendant la Covid avec ses politiques accommodantes, est parfois plus facile. À l’heure actuelle, le cycle de reprise, qui devrait s’accélérer sur 2025-2026, ainsi que l’assouplissement progressif de la politique monétaire créent un contexte favorable au redressement budgétaire structurel : cette fenêtre d’opportunité doit être saisie.


* *

Permettez-moi de conclure avec Michel de Montaigne et ses célèbres Essais : « C'est sans doute une belle harmonie quand le faire et le dire vont ensemble ». Les banques centrales pour demain doivent dire ce qu'elles peuvent faire, mais également ce qu'elles ne peuvent pas faire. Elles doivent aussi dire comment elles le font : c'est le principe de responsabilité, en particulier sur notre engagement à ramener l'inflation à 2%. A ces conditions, je crois qu'elles ont un bel avenir à écrire : parce qu'en unissant le dire et le faire, elles contribuent à la denrée la plus rare mais la plus nécessaire de ce siècle, la confiance. Je vous remercie de votre attention.

 

 

  i Eurostat, Estimation rapide, 31 mai 2024
  ii Villeroy de Galhau (F.), « Anatomie d’une chute d’inflation : d’une première phase réussie aux conditions d’un  atterrissage maîtrisé », discours, 28 mars 2024.
  iii Villeroy de Galhau (F.), Interview avec le Börsen Zeitung, 27 mai 2024
  iv Standard Eurobarometer 101 - Spring 2024, publié en mai 2024
  v Banque centrale européenne, La BCE et le changement climatique
 vi Green Central Banking Scorecard, novembre 2022
 vii Bilal (A.) et Känzig (D.), The Macroeconomic Impact of Climate Change: Global vs. Local Temperature, NBER            Working Paper, mai 2024  
 viii Kotz (M.), Leermann (A.) et Wenz (L.), The economic commitment of climate change, Nature, 17 avril 2024
  ix FMI, Fiscal policy in the great election year, Chapitre 1, avril 2024
 

Mise à jour le 12 Juin 2024