Tribune

Comptes des banques centrales : le corollaire du succès

Intervenant

Agnes Benassy Quere intervention

Agnès Bénassy-Quéré, Seconde sous-gouverneure de la Banque de France

Mise en ligne le 27 Mars 2025

Agnes Benassy Quere intervention

Tribune d'Agnès Bénassy-Quéré, Seconde sous-gouverneure de la Banque de France.

Image ciseaux-cigogne et un fil sur fond blanc Thématique Banque centrale Catégorie Tribune
Comptes des banques centrales : le corollaire du succès

Les unes après les autres, les banques centrales de la zone euro et hors zone euro publient leurs comptes pour l’année 2024 (tableau 1). La Banque de France a pour sa part tenu sa conférence de presse annuelle le 19 mars 2025, et son Rapport annuel 2024 est disponible ici. Sans surprise, le résultat ordinaire avant impôt est fortement négatif, à -17,4 Mds€, du fait d’un effet ciseaux entre un actif faiblement rémunéré, hérité de la période de taux très bas antérieure à 2022, et un passif essentiellement rémunéré au taux de la facilité de dépôt de la BCE - en moyenne 3,73% sur l’année 2024.

Tableau 1. Résultats de quelques banques centrales pour l’année 2024

  BCE Allemagne France Australie* Canada** Pays Bas
Résultat avant imputation sur les provisions -7,9 -19,8 -17,8 -3,5 -1,15 -3,2
Résultat après  imputation sur les provisions -7,9 -19,2 -7,7 -3,5 -1,15 0
Cumul des pertes reportées -9,2 -19,2 -7,7 -16 -5,2 0

Notes : * juin 2023 à juin 2024 ; ** 3 premiers trimestres 2024. 
Source : rapports annuels.
 

Ces chiffres non seulement ne doivent pas nous inquiéter, mais ils doivent se lire comme le corollaire du succès de la lutte contre l’inflation (voir également mon billet de 2024 sur ce sujet).

Pas d’inquiétude

De 2015 à 2022, la Banque de France a accumulé un résultat ordinaire avant impôt de +45,8 Mds€. Elle a versé 16,3 Mds€ d’impôts sur le bénéfice des sociétés et 15,5 Mds€ de dividendes à son actionnaire unique – l’État français (voir Rapport annuel 2024, p. 117). Le reste a abondé différents comptes de réserves, dont le « Fonds pour risques généraux », qui a permis d’absorber la totalité de la perte ordinaire de 2023 (-12,4 Mds€) et une part substantielle de celle de 2024, le résultat net affichant -7,7 Mds€.

Si l’on raisonne non plus en flux (le résultat), mais en stock (le bilan), on constate paradoxalement une hausse de la situation nette, passée de 169,7 Mds€ fin 2023 à 202,7 Mds€ fin 2024. Ceci s’explique par des plus-values latentes enregistrées pour 52 Mds€, en grande partie du fait de la hausse du cours de l’or (Rapport annuel, p. 119). N’étant pas réalisées, ces plus-values n’alimentent pas le résultat. Toutefois, elles montrent que le bilan de la Banque de France ne s’est pas dégradé, en dépit de l’imputation du résultat net sur les capitaux propres.

Par ailleurs, l’effet ciseaux décrit plus haut devrait disparaître progressivement dans les années à venir, pour deux raisons. D’une part, le bilan se réduit. Il est passé de 1597,0 Mds€ fin 2023 à 1515,7 Mds€ fin 2024, et qui continue de diminuer en 2025 de 7,7 Mds€ par mois, suivant une politique de normalisation après les interventions exceptionnelles des années 2015-2021. Ainsi, le bilan s’allège de titres peu rémunérateurs. D’autre part, la rémunération des réserves bancaires a diminué. Elle n’est déjà plus que de 2,5% depuis le 12 mars 2025, contre 4% durant le premier semestre 2024. En conséquence, le résultat devrait mécaniquement se redresser dès 2025.

Enfin, l’actionnaire unique de la Banque de France étant l’État, on peut examiner le bilan consolidé des deux entités. Celui-ci ne fait pas figurer les obligations souveraines détenues par la banque centrale, lesquelles sont à l’actif de l’une et au passif de l’autre (tableau 2). On notera au passage l’inanité du débat sur une hypothétique « annulation » des dettes publiques détenues par la banque centrale (voir à ce sujet Bénassy-Quéré, 2020).

En revanche, les titres de dette publique détenus par d’autres banques centrales et par le secteur privé figurent toujours au passif. À maturité identique, leur rémunération est la même que celle sur les titres détenus par la banque centrale – une rémunération abaissée par les politiques passées. Toutefois, la maturité du passif agrégé s’est raccourcie, ce qui rend le bilan consolidé plus sensible aux variations des taux directeurs.


Tableau 2. Bilan consolidé du secteur public (simplifié)

Actif Passif

Titres de dette privée détenus par la banque centrale
Prêts de la banque centrale aux banques commerciales

Autres actifs


 

Titres de dette publique détenus par le secteur privé
Réserves des banques commerciales 
Billets
Autres passifs
Situation nette

 

Source : adapté de Cecchetti and Hilscher (2024)

 

De l’analyse du bilan consolidé, on pourrait faussement conclure que la dette publique n’importe pas tant qu’elle est logée dans le bilan de la banque centrale. En promettant de conserver ces titres, la banque centrale se trouverait en réalité dans l’impossibilité, en cas de poussée inflationniste, de réduire la quantité de monnaie en circulation. Or, la valeur économique d’un État souverain dépend directement de la qualité de ses politiques publiques : si les marchés continuent de faire crédit à l’État français, c’est avant tout en raison de sa capacité à lever des impôts dans les années à venir, et donc à servir cette dette. Les perspectives de croissance et de stabilité des prix sont clés. 

Le corollaire du succès


En augmentant fortement ses taux directeurs pour combattre l’inflation, le Conseil des Gouverneurs de l’Eurosystème savait que ce mouvement allait déclencher des pertes comptables, la rémunération de l’actif ne pouvant s’ajuster à la même vitesse que les intérêts versés au passif. Autrement dit, il savait que le risque de taux accumulé entre 2015 et 2021, par les achats d’obligations de long terme, allait se matérialiser s’il faisait monter les taux d’intérêt de court terme, qui rémunèrent les réserves des banques commerciales. Le Conseil des gouverneurs a décidé d’augmenter ses taux parce que son mandat est la stabilité des prix et non la maximisation du profit. Et de fait, l’inflation est rapidement revenue à un niveau proche de 2% (graphique).


Graphique : inflation des prix à la consommation harmonisés, zone euro, glissement annuel (%)
 

Image Graphique 1 : inflation des prix à la consommation harmonisés, zone euro, glissement annuel (%) de janvier 2021 à janvier 2025 Thématique Inflation Catégorie Tribune
Source : données Banque centrale européenne.

Que se serait-il passé si le Conseil des gouverneurs avait fixé sa politique monétaire de manière à éviter des pertes temporaires ? À partir des projections macroéconomiques de la BCE de décembre 2023, Gebauer, Pool and Schumacher (2024) montrent que l’inflation aurait été nettement plus élevée. Une telle négation du mandat de stabilité des prix aurait aussi pu conduire à un désancrage des anticipations d’inflation, ce qui aurait entraîné un supplément d’inflation de plusieurs points de pourcentage (voir Dupraz et Marx, 2025).

Dans le même esprit, Adrian et al. (2024) montrent, à l’aide d’un modèle d’équilibre général dynamique, qu’en période de récession et de contrainte sur les taux d’intérêt (plancher de taux), une politique d’assouplissement monétaire quantitatif a pour triple conséquence de stabiliser l’activité et les prix, soutenir les recettes budgétaires et augmenter (temporairement) le profit de la banque centrale. Ces effets ne sont que partiellement amoindris lorsque les taux d’intérêt directeurs remontent, ce qui provoque des pertes dans les comptes de la banque centrale mais contribue toujours à la stabilisation macroéconomique. Les auteurs soulignent toutefois que ces conclusions ne sont valables que si l’assouplissement quantitatif est intervenu en période de « trappe de liquidité », c’est-à-dire d’impossibilité d’agir via des baisses de taux d’intérêt.

En résumé, les pertes enregistrées par la Banque de France, en 2023 et 2024 sont de nature cyclique. Elles font suite à des années de profit qui ont permis de constituer des réserves et, donc, d’amortir les pertes. Elles ne sont pas durables, car le déséquilibre de rémunération entre actif et passif va mécaniquement se réduire dès 2025. Et finalement, une perte annuelle de l’ordre d’un demi-point de PIB n’est pas cher payé par rapport à l’enjeu majeur que constituait le maintien d’un ancrage solide des anticipations d’inflation et le retour effectif de l’inflation vers son ancre. À l’heure où l’on se préoccupe des marges de manœuvre budgétaires en matière de stabilisation macroéconomique, compte tenu du niveau d’endettement, il faut se réjouir de disposer d’un puissant outil monétaire pour gérer les épisodes inflationnistes.
 

Mise à jour le 27 Mars 2025