Le dollar américain est largement reconnu comme la principale monnaie de facturation des transactions internationales au monde. Selon Gopinath et Itskhoki (2021), le dollar américain représente plus de la moitié de la facturation des exportations mondiales. Pour les pays européens, le dollar américain représente environ 40 % de l'ensemble de leurs exportations et importations extracommunautaires, cette part ayant tendance à être assez stable dans le temps (Boz et al., 2022).
Le rôle dominant du dollar américain dans la facturation des transactions internationales est cependant de plus en plus débattu, dans le contexte de l'émergence de grandes puissances économiques offrant potentiellement des alternatives en termes de facturation et de monnaies de réserve. Le recours accru aux sanctions internationales dans la boîte à outils de la politique étrangère des États-Unis et de leurs alliés occidentaux a également relancé le débat sur le rôle dominant du dollar américain dans le système financier international. Les sanctions directes et secondaires mises en œuvre par l'administration américaine augmentent les risques liés à la détention d'actifs ou à la facturation de transactions en dollars, ce qui incite les pays ciblés et les pays tiers à se détourner du dollar pour les paiements internationaux.
Cet article cherche à déterminer si les sanctions internationales peuvent impliquer une diminution de la facturation en dollars dans les transactions internationales. Nous explorons cette question au regard de l’expérience récente de la première invasion russe de l'Ukraine. Notre analyse se base sur des informations détaillées sur l'activité d'exportation des entreprises françaises au cours de la période 2011-2020. Ces données révèlent en particulier la monnaie de facturation utilisée lors de transactions individuelles des exportateurs français vers la Russie et d'autres destinations hors Union européenne.
Les résultats des estimations confirment que, suite à la mise en œuvre des sanctions en 2014, la propension à facturer les exportations en dollars américains des entreprises françaises vers la Russie a diminué. En termes quantitatifs, nous constatons que le choc dû aux sanctions a diminué la propension à facturer en dollars américains d'environ 4 points de pourcentage six ans après le début des sanctions.
Nous mettons en évidence plusieurs canaux de transmission. La réduction de la facturation en dollars par les exportateurs français en Russie s'explique en partie par la réduction de la part de marché des exportateurs américains sur cette destination, en particulier après 2016 et le renforcement des sanctions américaines. Le rôle joué par la part de marché des concurrents sur le marché de destination met en évidence le rôle joué par les interactions stratégiques entre les entreprises, qui contribue à promouvoir la domination de la monnaie véhicule (le dollar américain), car les grandes entreprises sont incitées à fixer leurs prix dans la même monnaie.
Nous montrons ensuite que les changements dans la composition des réserves internationales de la banque centrale de Russie ont réduit l'incitation des entreprises privées russes à détenir des dollars et ont contribué à la diminution de l'importance de la facturation en dollars dans nos estimations.
Enfin, nous mettons en évidence le rôle des sanctions secondaires américaines. La baisse de la propension des exportateurs français à facturer leurs exportations vers la Russie en dollars est en effet plus forte pour les biens à double usage (i.e. des biens ayant des usages à la fois civils et militaires) qui ont été particulièrement visés par les sanctions américaines. Nous constatons également que les banques françaises ont contribué à la baisse de la facturation en dollars de leurs clients, ces derniers cherchant à éviter d'être visés par les sanctions secondaires américaines.