Document de travail

Une évaluation des « modèles d'évaluation intégrée » pour l'élaboration de scénarios globaux liant nature et économie

Mise en ligne le 22 Août 2024
Auteurs : Mathilde Salin, Katie Kedward , Nepomuk Dunz

Document de travail n°959. Les décideurs politiques appellent de plus en plus au développement de scénarios pour explorer les conséquences économiques de la dégradation de la nature et des politiques de transition pour limiter l’érosion de la biodiversité, notamment à un niveau mondial et macroéconomique. Nous passons en revue les modèles d'évaluation intégrée (integrated assessment models, IAM) liant nature et macroéconomie à l’échelle mondiale, et évaluons leur aptitude à contribuer à l'élaboration de tels scénarios. Nous analysons deux types de modèles, "stylisés" et "appliqués", et explorons la façon dont ils représentent les dépendances de la macroéconomie aux services rendus par les écosystèmes, ainsi que les politiques visant à inverser la perte de nature. On trouve que les IAM appliqués capturent principalement la dépendance de l'économie à certains services écosystémiques d'approvisionnement, en négligeant la plupart des services de régulation. Comme ces modèles se concentrent principalement sur les facteurs de perte de biodiversité que sont le changement d'usage des terres et le changement climatique, les politiques de transition qu'ils intègrent visent seulement à atténuer ces pressions et négligent d'autres facteurs tels que la pollution ou les espèces exotiques envahissantes. On constate également que certaines hypothèses théoriques au cœur de la partie macroéconomique des modèles appliqués peuvent avoir tendance à minimiser les conséquences économiques potentielles de la perte de la nature et des politiques de transition. Cela contraste avec les modèles "stylisés", qui trouvent que la perte du capital naturel et de la biodiversité ont des impacts significatifs sur la macroéconomie. Cependant, le niveau d’agrégation important des modèles stylisés empêche de représenter la perte de services écosystémiques spécifiques ou des politiques de protection de la nature particulières. À partir de cette analyse, nous identifions les pistes futures et les défis associés à l'utilisation des IAM pour construire des scénarios qui tiennent compte de l'importance de la nature pour les activités économiques.

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Figure 1. Cadre d'analyse des interactions nature-économie dans les modèles d'évolution intégréé (IAMs) mondiaux

La biodiversité, les écosystèmes et les services écosystémiques qu'ils fournissent (ci-après « la nature ») déclinent à un rythme alarmant (IPBES, 2019). Quelles conséquences cette tendance pourrait-elle avoir pour nos économies, qui dépendent de la nature pour fonctionner ? Par ailleurs, en réponse à ce déclin, il faudra entreprendre des changements « transformateurs » majeurs des systèmes économiques pour arrêter et inverser la perte de la nature d'ici 2050 (IPBES, 2019 ; CDB, 2022). Quels seront les impacts économiques de ces transformations ? Les décideurs politiques demandent de plus en plus fréquemment des « scénarios » pour explorer ces questions, en particulier à l'échelle mondiale. Un « scénario » propose une représentation quantitative et/ou qualitative d’un futur économique possible en fonction d’une trajectoire environnementale, sur la base d'un ensemble d'hypothèses informées. Ce document passe en revue et analyse les modèles qui pourraient contribuer à l'élaboration de tels scénarios liés à la perte de nature. 

Initialement conçus pour étudier les interactions entre le climat et l'économie, certains modèles d'évaluation intégrée (Integrated assessment models, IAMs) globaux sont aujourd'hui ajustés ou développés pour prendre en compte des dimensions plus larges de la nature. Alors que certains sont des modèles « stylisés » - agrégés, avec peu d'équations et de solutions analytiques -, d'autres sont ce que nous appelons « appliqués » - des modèles détaillés aux multiples modules qui sont généralement résolus numériquement, représentant de nombreuses technologies et divers impacts sur le climat et d'autres aspects de l'environnement. Cet article passe en revue ces deux types de modèles et analyse leur aptitude à explorer les impacts macroéconomiques (i) du déclin de la nature et (ii) de la transition pour l’enrayer, afin d’élaborer des scénarios à l’échelle mondiale.

Nous proposons un cadre analytique pour évaluer la manière dont les modèles représentent les interactions complexes entre la nature et l'économie (Figure 1). Nous explorons de manière séquentielle la façon dont ils représentent (i) les différents aspects de la nature, y compris les interactions entre les éléments naturels, (ii) les dépendances de l'économie vis-à-vis de la nature, (iii) les impacts de l'économie sur la nature, et (iv) les interventions politiques visant à atténuer la perte de nature. Plus précisément, nous appliquons ce cadre à un ensemble d’IAMs « stylisés » intégrant la nature et récemment publiés, et à six IAMs « appliqués » utilisés initialement pour élaborer des scénarios liant la macroéconomie au climat (par exemple, NGFS, 2020), mais récemment étendus à des dimensions plus larges de la nature (par exemple, Leclère et al., 2020 ; Johnson et al., 2021 ; 2023 ; DNB, 2023). 

Nous constatons que les IAMs appliqués tendent principalement à représenter la dépendance de l'économie à des services écosystémiques d'approvisionnement spécifiques, tels que l'approvisionnement en nourriture et en eau et la bioénergie. En revanche, la dépendance économique aux services de régulation et de maintenance (tels que la qualité des sols, le contrôle des ravageurs et des maladies, ou la protection contre les inondations) est bien moins souvent prise en compte – à l'exception notable de la pollinisation et de la régulation du climat, plus souvent incluses. En ce qui concerne les politiques de transition, les modèles ne prennent en compte que les politiques visant à atténuer les facteurs de perte de biodiversité liés à l’usage des terres et au climat, et négligent les politiques visant à atténuer d'autres facteurs de perte de nature, tels que la pollution (par exemple, les plastiques, pesticides, ruissellements de nutriments) ou les espèces exotiques envahissantes. Nous constatons également qu’au cœur de la partie macroéconomique des modèles appliqués, certaines hypothèses théoriques (par exemple, sur les possibilités de substitution entre les intrants, ou sur la rapidité des évolutions technologiques) peuvent minimiser les conséquences macroéconomiques de la perte de la nature et de la transition pour l’enrayer. Cela contraste avec les résultats des modèles « stylisés » que nous examinons, qui tendent à représenter la perte de capital naturel et de biodiversité comme ayant des impacts significatifs sur la macroéconomie, notamment parce qu'ils cherchent à endogénéiser l'impact de la perte de nature sur la croissance économique. Toutefois, le fait que les modèles stylisés soient très agrégés empêche de représenter l’impact économique de la perte de services écosystémiques spécifiques, ou de politiques de protection de la nature particulières. Sur la base de cette analyse, nous explorons les défis et pistes futures pour l'utilisation des IAMs dans l’élaboration de scénarios qui tiendraient compte de l'importance de la nature et de la biodiversité pour l'activité économique.

Cet article contribue aux domaines de la macroéconomie et de l'économie de l'environnement en élucidant la manière dont les IAMs globaux, stylisés et appliqués, conçoivent la « nature » et ses relations avec la macroéconomie. Notre analyse éclaire également les applications politiques émergentes de ces modèles pour comprendre les impacts économiques de la perte de la nature et des politiques de protection de la nature. Enfin, nous décrivons plusieurs pistes pour poursuivre le développement de ces modèles liant économie et nature, à la lumière de la littérature théorique.
 

 

Mots-clés : modèles d'évaluation intégrée ; biodiversité ; capital naturel ; scénarios nature ; impacts macroéconomiques ; développement durable
JEL classification: C6, Q56, Q57, Q01, O11, O44
 

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Mise à jour le 22 Août 2024