Document de travail

Retour sur AKM : expliquer la dynamique des inégalités salariales en France

Mise en ligne le 25 Mars 2025
Auteurs : Damien Babet, Olivier Godechot, Marco G. Palladino

Document de travail n°987. Nous utilisons une nouvelle base de données appariées employeur-employé quasi-exhaustive afin d'étudier la contribution des entreprises à l'inégalité salariale en France. Nous appliquons une correction simple et facile à mettre en œuvre pour corriger le biais de mobilité limitée. Notre analyse, qui couvre la période 2002-2019, révèle une augmentation de l'inégalité salariale entre les entreprises, principalement due à la concentration croissante de travailleurs ayant une valeur marchande similaire. Ces phénomènes sont associés à une spécialisation professionnelle accrue au sein des entreprises. Nos résultats soulignent l'importance des estimations de Abowd, Kramarz et Margolis (1999) –ci-après AKM- corrigées des biais pour comprendre la dynamique de l'inégalité salariale et montrer comment les catégories professionnelles observables et les caractéristiques individuelles non observables contribuent à ces tendances. 

Figure 1 - Evolution of wage inequality - France

Image WP987
This figure shows the evolution over time of the variance of log-wage, the between-firm variance of log-wage, and the within-firm variance of log-wage. All individuals employed for at least 360 days by the same firm during the year are included for a given year. Individuals and firms in public administration are not included. Source: Base Tous Salariés (2002-2019).

À l’aide d’une base de données exhaustive d’informations appariées employeur-employé, cet article examine l’évolution des inégalités de salaires et des inégalités sur le lieu de travail en France entre 2002 et 2019. Si les inégalités salariales se sont accrues dans de nombreux pays développés au cours de cette période, la France présente un cas intéressant dans lequel les inégalités salariales globales sont demeurées relativement stables (figure 1). Cette stabilité apparente s’explique toutefois par d’importantes modifications de la distribution des travailleurs entre les entreprises.

Premièrement, il existe une « ségrégation » croissante - les travailleurs ayant un potentiel de rémunération similaire sont de plus en plus susceptibles de travailler ensemble dans les mêmes entreprises. Cela signifie que les salariés à hauts revenus sont de plus en plus concentrés dans certaines entreprises, tandis que les salariés à bas revenus le sont dans d’autres. En fait, cette tendance se poursuit en France depuis le début des années 1980.

Deuxièmement, on observe une augmentation modeste du « tri », c'est-à-dire une tendance croissante des salariés à haut potentiel à travailler dans des entreprises qui versent globalement des salaires plus élevés. 

La ségrégation croissante entre les travailleurs à différents niveaux de revenus est principalement due à des changements dans la manière dont les métiers sont répartis entre les entreprises. Les entreprises se spécialisent de plus en plus dans les types de professions qu’elles emploient. Par exemple, les entreprises se concentrent de plus en plus sur des emplois hautement qualifiés, tels que les directeurs et les ingénieurs, ou sur des emplois peu qualifiés, plutôt que sur une combinaison des deux.

L’étude a également examiné si ces modifications pouvaient s’expliquer par d’autres facteurs. Nous n’avons trouvé qu’un rôle modeste dans l’augmentation des rendements des compétences de la main-d’œuvre qualifiée (où les travailleurs qualifiés perçoivent des salaires de plus en plus élevés). Nous n’avons également trouvé que peu d’éléments indiquant que les changements dans la manière dont les entreprises partagent leurs rentes avec les salariés expliquent ces profils.

Ces tendances reflètent plutôt des changements plus importants dans l’organisation du travail entre les entreprises. Les évolutions technologiques, notamment dans le domaine des technologies de l’information, ont facilité la coordination des travaux entre les entreprises. Dans le même temps, les pressions financières ont conduit les entreprises à se concentrer sur leurs activités « fondamentales » et à simplifier leurs structures. Cela a entraîné un recours accru à l’externalisation et à la spécialisation, les différents groupes professionnels qui travaillaient auparavant ensemble au sein d’une même entreprise étant désormais répartis entre différentes entreprises.

Cette ségrégation croissante des travailleurs en fonction du niveau de productivité et de la profession peut avoir des conséquences sociales importantes. À mesure que les entreprises deviennent plus homogènes en termes de types de travailleurs qu’elles emploient, les opportunités d’interaction au-delà des frontières sociales et économiques au sein des lieux de travail se font plus rares. Cela pourrait réduire la mobilité sociale et accroître les inégalités d’opportunités, même si les inégalités salariales globales demeurent stables.

Mots-clés : inégalité salariale, ségrégation des travailleurs, tri par métier, données employeur-employé.
Codes JEL : C23, J24, J31, J62

Mise à jour le 25 Mars 2025