À l’aide d’une base de données exhaustive d’informations appariées employeur-employé, cet article examine l’évolution des inégalités de salaires et des inégalités sur le lieu de travail en France entre 2002 et 2019. Si les inégalités salariales se sont accrues dans de nombreux pays développés au cours de cette période, la France présente un cas intéressant dans lequel les inégalités salariales globales sont demeurées relativement stables (figure 1). Cette stabilité apparente s’explique toutefois par d’importantes modifications de la distribution des travailleurs entre les entreprises.
Premièrement, il existe une « ségrégation » croissante - les travailleurs ayant un potentiel de rémunération similaire sont de plus en plus susceptibles de travailler ensemble dans les mêmes entreprises. Cela signifie que les salariés à hauts revenus sont de plus en plus concentrés dans certaines entreprises, tandis que les salariés à bas revenus le sont dans d’autres. En fait, cette tendance se poursuit en France depuis le début des années 1980.
Deuxièmement, on observe une augmentation modeste du « tri », c'est-à-dire une tendance croissante des salariés à haut potentiel à travailler dans des entreprises qui versent globalement des salaires plus élevés.
La ségrégation croissante entre les travailleurs à différents niveaux de revenus est principalement due à des changements dans la manière dont les métiers sont répartis entre les entreprises. Les entreprises se spécialisent de plus en plus dans les types de professions qu’elles emploient. Par exemple, les entreprises se concentrent de plus en plus sur des emplois hautement qualifiés, tels que les directeurs et les ingénieurs, ou sur des emplois peu qualifiés, plutôt que sur une combinaison des deux.
L’étude a également examiné si ces modifications pouvaient s’expliquer par d’autres facteurs. Nous n’avons trouvé qu’un rôle modeste dans l’augmentation des rendements des compétences de la main-d’œuvre qualifiée (où les travailleurs qualifiés perçoivent des salaires de plus en plus élevés). Nous n’avons également trouvé que peu d’éléments indiquant que les changements dans la manière dont les entreprises partagent leurs rentes avec les salariés expliquent ces profils.
Ces tendances reflètent plutôt des changements plus importants dans l’organisation du travail entre les entreprises. Les évolutions technologiques, notamment dans le domaine des technologies de l’information, ont facilité la coordination des travaux entre les entreprises. Dans le même temps, les pressions financières ont conduit les entreprises à se concentrer sur leurs activités « fondamentales » et à simplifier leurs structures. Cela a entraîné un recours accru à l’externalisation et à la spécialisation, les différents groupes professionnels qui travaillaient auparavant ensemble au sein d’une même entreprise étant désormais répartis entre différentes entreprises.
Cette ségrégation croissante des travailleurs en fonction du niveau de productivité et de la profession peut avoir des conséquences sociales importantes. À mesure que les entreprises deviennent plus homogènes en termes de types de travailleurs qu’elles emploient, les opportunités d’interaction au-delà des frontières sociales et économiques au sein des lieux de travail se font plus rares. Cela pourrait réduire la mobilité sociale et accroître les inégalités d’opportunités, même si les inégalités salariales globales demeurent stables.
Mots-clés : inégalité salariale, ségrégation des travailleurs, tri par métier, données employeur-employé.
Codes JEL : C23, J24, J31, J62