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Remontée des taux japonais : plus de peur que de mal ?

Mise en ligne le 22 Juillet 2024
Auteurs : Xavier Denis, Tamaki Descombes, Henri de La Guéronnière

Billet de blog n° 361. Le Japon est un important détenteur de dettes souveraines étrangères, en raison d’un différentiel de taux attractif. En 2022, la hausse du coût de couverture contre le risque de change a provoqué un rapatriement partiel des capitaux japonais. Malgré les craintes, le mouvement de désinvestissement ne s’est pas poursuivi en 2023 et 2024 et n’a pas eu d’effet perceptible sur les taux étrangers. 

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Source : Bloomberg, Ministère des Finances du Japon, Banque de France

Avec l’introduction au Japon de taux d’intérêt négatifs et de l’assouplissement quantitatif à partir de 2016, les investisseurs institutionnels japonais à la recherche de rendement (fonds de pension, assurance-vie et gérants d’actifs) ont accru leurs investissements sur les marchés de dette étrangers (cf. graphique 1). Le différentiel traditionnel de rendement entre marché domestique japonais et marchés étrangers a été un puissant facteur de diversification depuis trois décennies, encore accentué par l’introduction des taux négatifs au Japon : en 2016, alors que le rendement sur les titres souverains japonais 10 ans passaient en territoire négatif (première historique), les bons du Trésor américain de maturité 10 ans proposaient des taux compris entre 1,4% et 2,6%. Combiné à la dépréciation du yen (le yen japonais a perdu 4% face au dollar américain sur l’année 2016 à partir du passage en taux négatif le 22 février), ce différentiel a engendré jusqu’en 2021 de forts gains pour les investisseurs japonais non couverts en change. Les assureurs-vie et les fonds de pensions ne couvrent en moyenne que 50% de leur exposition sur les titres obligataires libellés en devises, un ratio qui varie selon l’évaluation du risque de change par les intermédiaires financiers. Ainsi à la fin de 2022, le Japon était détenteur de 6% de l’encours total d’OAT et 3% de l’encours total de bons du Trésor américain (UST, revue de stabilité financière BCE, mai 2023). Il est par ailleurs, d’après les données publiées par le Trésor américain, le premier détenteur étranger de bons du Trésor américain à fin 2023.

Cependant depuis 2022, le resserrement des politiques monétaires dans les pays développés a eu pour conséquence de réduire cet intérêt financier pour les investisseurs japonais : le coût de la couverture contre le risque de variation du cours du yen contre l’euro ou le dollar US est en effet devenu supérieur au différentiel de rendement sur les taux longs entre marchés étrangers et marché japonais. Ainsi en 2022, la forte hausse des taux obligataires souverains américains et européens a été entièrement compensée par la forte hausse de ce coût de couverture. Or, une majorité de ces investisseurs se couvre contre le risque d’appréciation du Yen lorsqu’ils investissent sur des titres libellés en devises. Au cours des années 1980, période de forte appréciation du yen, les assureurs-vie japonais avaient subi des pertes significatives sur leurs investissements étrangers en l’absence de couverture de change. Le rendement net négatif de cette stratégie de portage, une fois le coût de couverture pris en compte, a suscité des retraits nets importants des titres de dette étrangers de la part des investisseurs japonais en 2022 (JPY 23 trillions, soit EUR 140 milliards) et aussi une baisse du ratio de couverture des investissements. 

Après les désinvestissements de 2022, le Japon a été acheteur net de dettes étrangères en 2023

Alors que le différentiel de rendement couvert en change est resté défavorable aux investisseurs japonais, l’année 2023 a vu un phénomène inverse avec des flux nets d’achats sur dette étrangère de JPY 18,9 trillions (= EUR 121 milliards) quasi-exclusivement sur la dette en USD. 

Ce mouvement contre-intuitif a été principalement alimenté par les banques japonaises, qui sont des investisseurs plus sensibles aux opportunités de court-terme et qui se sont portées acquéreuses nettes de ces titres. Elles pariaient sur une baisse des taux de la Fed  - qui ne s’est pas encore produite - les gains en capital sur les titres devant plus que compenser le portage négatif résultant du cout de la couverture en change. Les assureurs-vie et fonds de pension (avec des stratégies à plus long-terme) sont demeurés à l’écart de ce mouvement de repositionnement (cf. graphique 2). 
 

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Source : Ministères des Finances du japon, Bloomberg, Banque de France

Note de lecture : Flux nets acheteurs par profil d’investisseurs. Ainsi les flux nets négatifs en 2022 des assureurs vie indiquent qu’il y a eu davantage de ventes que d’achats d’obligations étrangères sur ces mois de la part de ces investisseurs.

La hausse des taux au Japon devrait avoir un impact limité sur les flux de rapatriement de capitaux

La Banque centrale du Japon (BoJ) qui avait introduit un encadrement des taux à partir de 2016 pour soutenir la reflation de l’économie japonaise y a finalement mis fin en mars 2024, après l’avoir assoupli progressivement à partir de décembre 2022. 

Néanmoins, la BoJ a poursuivi ses interventions et continue d’acheter de manière programmée et non-programmée des montants équivalents à la moitié des émissions brutes du gouvernement japonais (JGBs) sur l’ensemble de la courbe des taux. Pour autant, les taux longs japonais ont connu une hausse modérée sur l’année 2023, même si nettement moins importante que celle des taux longs des économies avancées (cf. graphique 3).  
 

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Source : Bloomberg, Banque de France

Désormais, la poursuite de la remontée des taux longs japonais reste dépendante des anticipations de marché sur la capacité de la BoJ à normaliser sa politique monétaire. La sortie du taux directeur négatif (alors fixé à -0.1%) est finalement intervenue en mars 2024 mais n’augure pas nécessairement d’une séquence d’autres hausses de taux compte tenu des incertitudes entourant le régime d’inflation future du Japon.

Outre ce paramètre de l’évolution du taux directeur de la BoJ, la poursuite de remontée des taux longs japonais qui s’est accélérée sur l’ensemble de la courbe depuis le début de l’année devrait rester cependant contenue :


•    la fin du programme d’assouplissement quantitatif et qualitatif (Quantitative and Qualitative Easing ou QQE) c’est-à-dire des opérations d’achat de titres souveraines japonais (rinban) par la banque centrale devrait accentuer la remontée des taux, mais la BoJ devrait chercher à conserver la maîtrise des taux longs avec un taux 10 ans qui ne devrait pas excéder significativement 1% à court-moyen terme ;
•    au demeurant, la réduction de la taille du bilan de la BoJ qui, à l’instar des autres banques centrales, a beaucoup cru en raison des achats massifs de titres publics, n’a pas encore été évoquée et ne devrait pas intervenir avant 2025-26, après la fin du QQE. 
•    après avoir atteint un sommet fin 2023, la décrue progressive des taux américains, en lien avec le reflux de l’inflation, devrait freiner la hausse des taux japonais en raison du rôle directeur du marché américain ;  
•    les rapatriements de capitaux de la part des investisseurs domestiques japonais, attirés par la remontée des taux longs japonais est de nature à contenir l’ampleur de cette remontée.

Même si les taux japonais continuaient de se redresser, le mouvement de rapatriement des capitaux aurait un impact limité sur les marchés de taux étrangers, mais devrait favoriser un renforcement du yen. En effet, il existe toujours des facteurs en faveur d’investissements sur les marchés obligataires étrangers: 


•    l’économie japonaise demeure structurellement exportatrice de capitaux : la taille de la position nette extérieure du Japon, qui dépasse 70% du PIB sans équivalent au sein des pays développés, induit un excédent persistant de sa balance des transactions courantes du fait des revenus perçus sur ces placements étrangers ;
•    une normalisation des courbes de taux Euro et Dollar sous forme de repentification (taux courts redevenant inférieurs aux taux longs) pourrait accroître l’attrait pour les placements de taux étrangers, alors que les rendements japonais pourraient rester durablement inférieurs à ceux des marchés étrangers en raison d’une croissance et d’une inflation tendancielle plus faibles au Japon ; 
•    pour limiter leur risque de bilan, les assureurs-vie japonais ont promu l’essor de polices d’assurance libellées en devises étrangères, notamment en dollars, créant une demande naturelle pour des produits de taux libellés en devises étrangères. 
 

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Mise à jour le 22 Juillet 2024