Document de travail

Qui a peur du filtrage des investissements ?

Mise en ligne le 16 Octobre 2023
Auteurs : Lorenzo Bencivelli, Violaine Faubert, Florian Le Gallo, Pauline Négrin

Document de travail n°927. Au cours de la dernière décennie, la plupart des économies avancées ont adopté ou renforcé leurs mécanismes de contrôle des investissement directs étrangers (IDE) entrant sur leurs territoires. L’UE s’est même dotée en 2019 d’un mécanisme de coopération régionale en matière de filtrage des IDE afin d’examiner les risques suscités par des projets d’investissements ciblant des secteurs stratégiques ou impliquant des investisseurs contrôlés par le gouvernement d'un pays tiers. Cette tendance illustre la montée en puissance du risque de « fragmentation géoéconomique » de l’économie internationale. Dans cet article, nous élaborons un indicateur synthétique permettant de comparer les mécanismes de contrôle des IDE des principaux pays développés et leur caractère plus ou moins restrictif. Nous illustrons l’hétérogénéité des situations nationales dans l’UE, en dépit de l’adoption d’un mécanisme de coopération. Nous analysons les facteurs expliquant le degré de restriction des mécanismes de contrôle des IDE. Les pays les plus restrictifs se caractérisent ainsi par (i) une exposition commerciale à la Chine, (ii) d’importants investissements en R&D et un nombre élevé de brevets dans les secteurs des technologies de pointe, ce qui les rend plus vulnérables au risque de transferts de technologie, (iii) une plus grande distance géopolitique vis-à-vis de la Chine. Nous montrons que les mécanismes de filtrage des IDE, pour des raisons de sécurité nationale, coexistent avec des régimes par ailleurs ouverts aux investissements. Nous étudions également l'impact du filtrage des IDE sur les transactions. À cet effet, nous construisons une base de données pour cartographier les résultats des décisions de filtrage des principaux pays avancés.

Image Restrictiveness and heterogeneity of national investment screening mechanisms
Restrictiveness and heterogeneity of national investment screening mechanisms

Après plusieurs décennies d’intégration économique mondiale croissante, les tensions géopolitiques accrues ont entraîné une augmentation des restrictions au commerce et aux flux de capitaux, au nom de la sécurité nationale. Dans ce contexte, la plupart des économies avancées ont adopté ou renforcé leurs mécanismes de filtrage des investissements (MFI). Ces mécanismes permettent aux autorités nationales d'examiner, d’autoriser sous condition voire d'interdire les transactions susceptibles de menacer la sécurité nationale et l'ordre public. La plupart des économies avancées, pourtant traditionnellement ouvertes aux investissements étrangers, ont ainsi renforcé leur contrôle des transactions étrangères au cours de la dernière décennie. Parallèlement à ces évolutions nationales, l'UE a adopté en 2019 un premier cadre commun en matière de filtrage des IDE. 

Dans cet article, nous analysons si les MFI permettent de concilier, d’une part, l’ouverture aux IDE entrants bénéfiques à la croissance avec, d’autre part, la volonté de limiter les prises de contrôle étrangères potentiellement hostiles dans des secteurs stratégiques. Si les MFI sont nécessaires pour préserver les secteurs stratégiques, ils pourraient toutefois compromettre l'efficacité de l'allocation du capital (Ioannou et al., 2023). Nous analysons l'effet du filtrage des IDE sur l'attractivité des économies avancées et évaluons l’état de la convergence législative au sein de l'UE.

Ce document de travail apporte plusieurs contributions à la littérature sur les MFI encore embryonnaire (Danzman et Meunier 2023). Tout d'abord, nous avons construit une base de données complète répertoriant les principales caractéristiques des régimes de filtrage des IDE dans les plus grandes économies avancées (pays de l'UE, États-Unis, Royaume-Uni, Australie, Canada, Norvège et Japon). Nous élaborons un indicateur mesurant le caractère restrictif des mécanismes de filtrage nationaux. Nous montrons que les pays de l'UE ne sont pas systématiquement les plus stricts, ce qui suggère qu'ils restent compétitifs par rapport aux autres économies avancées. L'indicateur est également utile pour évaluer le rythme de la convergence législative au sein de l'UE. Cette question présente un intérêt particulier au vu de l'évaluation du mécanisme de coopération de l'UE, prévue pour la fin de l'année 2023 par la Commission européenne. Alors que le règlement de l'UE vise à promouvoir la convergence des MFI nationaux, l'indicateur met en évidence l’hétérogénéité persistante entre les États membres (voir graphique 1).

Deuxièmement, nous montrons que des MFI restrictifs peuvent coexister avec un environnement d'investissement au demeurant favorable. Nous comparons l'indicateur de restriction des MFI avec d'autres mesures de restriction aux IDE et montrons qu’il complète la littérature existante. En outre, le renforcement récent des MFI nationaux n'a pas modifié la perception des investisseurs quant aux destinations les plus attractives. En effet, certains des pays les plus restrictifs sont aussi ceux qui attirent d’importants flux entrants d'IDE. La transparence de la réglementation en matière de filtrage des investissements étrangers peut même améliorer la perception du climat des affaires et, par conséquent, renforcer l’attractivité auprès des investisseurs.

Troisièmement, nous montrons quels facteurs macroéconomiques et géopolitiques déterminent le caractère restrictif des MFI. Trois facteurs sont susceptibles d’expliquer la mise en place de régimes plus restrictifs : i) l'exposition à la Chine, ii) les ressources naturelles et la spécialisation technologique et iii) les facteurs géopolitiques. Ainsi, les économies avancées les plus exposées aux investissements chinois ont tendance à adopter des MFI plus restrictifs. Le caractère restrictif des MFI nationaux est également positivement corrélé avec le nombre de brevets par habitant. Le risque de transferts de technologie associés aux acquisitions étrangères est en effet susceptible d’être plus prégnant dans les économies consacrant une part importante de leur R&D aux technologies stratégiques. Enfin, les pays géopolitiquement alignés sur les États-Unis ont tendance à avoir des MFI plus stricts. De même, les MFI les plus restrictifs se trouvent dans les pays ayant une perception relativement négative de l'initiative chinoise des nouvelles routes de la soie (perception reflétée par l’analyse du sentiment des médias internationaux, García-Herrero et Schindowski, 2023).

Enfin, nous évaluons l'impact des MFI sur les transactions. Nous analysons si des réglementations nationales plus strictes vont de pair avec une proportion plus élevée de transactions bloquées. Nous constituons une base de données répertoriant l’issue des décisions de filtrage et mettons en évidence les secteurs et les investisseurs les plus susceptibles d’être contrôlés. Bien qu'un grand nombre de transactions soient examinées, peu de transactions sont effectivement bloquées, ce qui suggère que les MFI établissent un équilibre entre l'ouverture aux IDE et la protection des intérêts nationaux. Nous montrons également que l'indicateur de restriction des MFI est un bon indicateur de la pratique effective du filtrage des IDE. En effet, les pays ayant les MFI les plus stricts sont aussi ceux dans lesquels la proportion de transactions examinées, autorisées sous condition ou bloquées est la plus élevée.
 

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Mise à jour le 25 Juillet 2024