Billet de blog n° 345. Dans les enquêtes d’opinion, les femmes se révèlent plus sensibles que les hommes à l’inflation, qu’elles anticipent à un niveau plus élevé. Cette différence peut être reliée à des expériences différentes d’achats au quotidien. Les femmes déclarent plus fréquemment que les hommes avoir dû ajuster leurs décisions de consommation face au choc inflationniste de 2022-2023.
Sources : sondages Banque de France-CSA menés entre le 28 avril et le 11 juin 2022 et entre le 28 février et le 28 mars 2023.
Selon une enquête récente (DREES 2023), les tâches ménagères et, notamment, les courses pour nourrir le foyer sont toujours réalisées très majoritairement par les femmes. Or, en 2023, les prix alimentaires ont connu une hausse importante (+11,8% contre 4,9% pour l’inflation dans son ensemble) et les femmes ont donc été plus exposées lors de leurs achats à ces hausses de prix que les hommes. Ce billet de blog décrit, à partir de données d'enquête, comment cette différence d'exposition quotidienne aux hausses de prix a pu générer une perception et des anticipations plus élevées chez les femmes que chez les hommes (Graphique 1) et comment les femmes et les hommes ont ajusté différemment leurs achats et leurs ressources au choc inflationniste.
Les femmes ont des perceptions d’inflation plus élevées que les hommes
Selon des enquêtes réalisées par la Banque de France en collaboration avec l’institut CSA auprès de plus de 5 000 ménages, la proportion d’individus déclarant que le défi économique prioritaire est l’inflation et le pouvoir d’achat a beaucoup plus augmenté parmi les femmes (de 58 à 66%) que parmi les hommes (de 62 à 64%) entre mi-2022 et début 2023.
En 2022 comme en 2023, les femmes ont aussi perçu une inflation supérieure à la perception des hommes : 1,6 point de pourcentage (pp) de plus en 2022 et 1,1 pp en 2023 (Bignon et Gautier, 2023).Cet écart se retrouve dans leurs anticipations d’inflation (Graphique 1). Les écarts sont ici mesurés toutes choses égales par ailleurs et ne s’expliquent donc pas par des différences socio-démographiques comme l’âge ou le diplôme ou par le niveau de connaissances globales en économie.
Un écart similaire de perception d’inflation entre les femmes et les hommes a été mis en évidence dans presque tous les pays du monde, sauf en Argentine, Egypte, Turquie et Zimbabwe. Il a été établi pour la première fois il y a quarante ans par Jonung (1981). Ce fait stylisé n’est donc pas spécifique à la France ou à la période récente. Comment l’expliquer ?
Une expérience différente des achats quotidiens explique l’écart de perception de l’inflation
Il est fréquent que les individus utilisent leur expérience personnelle pour l’extrapoler et former leur perception et ensuite leurs anticipations d’inflation globale. En particulier, ils se remémorent plus facilement les prix de leurs achats fréquents tels que l’alimentaire ou le carburant et utilisent davantage cette information pour estimer l’inflation présente ou future (D’Acunto et al. 2021a). De même, les individus se remémorent plus facilement les hausses de prix que les baisses et cela influence leurs perceptions et anticipations d’inflation (Cavallo et al. 2017). Un exemple de cette divergence entre le ressenti et la mesure des prix a été le passage à l’euro en 2002 qui a pu s’expliquer par l’ancrage de la mémoire sur le dernier prix en francs et par une sensibilité plus forte aux hausses de prix notamment celles des prix du quotidien (Leclair 2017).
Or, les hommes et les femmes n’ont pas nécessairement la même expérience des achats du quotidien et ne se remémorent pas les mêmes prix. Ainsi, selon l’enquête BDF-CSA menée en 2023, les femmes sont plus nombreuses que les hommes à indiquer que les prix des fruits et légumes ont fortement augmenté entre 2022 et 2023 (Graphique 2). Pour les autres postes de dépenses testés dans l’enquête, comme l’essence, l’habillement ou la santé, les différences hommes-femmes sont très faibles.
La hausse importante des prix alimentaires entre 2022 et 2023 a ensuite influencé la perception de l’inflation d’ensemble des femmes puis leurs anticipations d’inflation : celles qui perçoivent un fort renchérissement de l’alimentaire anticipent une inflation agrégée en moyenne 4,5 pp plus élevée que celles ne percevant pas de hausse notable de cette catégorie de produits (Graphique 3). L’écart correspondant n’est que de 2,5 pp pour les hommes. Aucun autre groupe de produits n’a un tel effet d’entraînement sur l’inflation d’ensemble anticipée par les femmes. Au total, c’est bien l’expérience des achats quotidiens et le rôle traditionnel de genre qui explique ces différences d’anticipation d’inflation : un homme et une femme avec la même exposition aux hausses de prix ont les mêmes perceptions et anticipations d’inflation (D’Acunto et al. 2021b).
Lecture : les femmes pensant que les prix des fruits et légumes ont beaucoup augmenté entre 2022 et 2023 ont une anticipation d’inflation supérieure de 4,5 pp à celles pensant qu’ils sont restés stables (2,5 pp pour les hommes).
Les écarts de perception d’inflation - via notamment leur rôle sur la formation des anticipations - peuvent ensuite avoir un effet sur les décisions économiques et financières prises par les individus.
L’inflation a davantage modifié les choix de consommation des femmes en 2023
Les différences d’inflation entre hommes et femmes, qu’elles soient réelles ou perçues, affectent ainsi leur choix de consommation : selon une enquête CREDOC-BDF menée auprès de 3 000 ménages en octobre 2023, près de trois Français sur quatre ont modifié leurs comportements d’achat en réponse à l’inflation. Toutefois, cette proportion est plus élevée pour les femmes (79%) que pour les hommes (67%).
Parmi les changements de comportements, une proportion importante de ménages (68%) déclare des restrictions sur certains postes de leur budget. Là aussi, les femmes semblent plus affectées par les restrictions, à 73% contre 62% pour les hommes. Les postes de dépenses les plus concernés sont globalement identiques entre les hommes et les femmes : pour les postes habillement, vacances-loisirs, et alimentation, environ 80% des individus déclarent avoir dû opérer des restrictions, contre 30% environ pour les dépenses relatives aux enfants ou les dépenses médicales (Graphique 4). Cependant, 81% des femmes ont déclaré avoir dû restreindre les achats alimentaires, contre 74% des hommes. Au contraire, les hommes sont plus nombreux à déclarer des restrictions sur les dépenses de voiture ou d’internet-téléphonie, même si les écarts sont plus faibles (2 à 3 pp).
Les marges d’ajustement sur les ressources diffèrent également
Dans l’ensemble, les femmes se déclarent plus souvent contraintes que les hommes dans leurs dépenses quotidiennes, ce qui se traduit ensuite dans leurs comportements d’épargne : en 2023, seules 53% des femmes déclarent pouvoir mettre de l’argent de côté chaque mois, contre 61% des hommes.
Ces résultats sont également cohérents avec les modes d’ajustement au choc inflationniste sur les ressources. Les femmes déclarent des rémunérations moins dynamiques : en 2023, seules 16% des femmes déclarent avoir pu compter sur une augmentation de leur rémunération, contre 22% des hommes. Par ailleurs, 33% des femmes déclarent avoir vendu des objets leur appartenant pour équilibrer leur budget, contre 23% des hommes. Enfin, les femmes ont déclaré plus souvent que les hommes avoir dû utiliser des solutions de paiement en plusieurs fois, piocher dans leur épargne ou utiliser leur découvert autorisé pour ajuster leur budget en période d’inflation (Graphique 5).
Les différences de perception d’inflation femmes-hommes sont potentiellement importantes pour la politique monétaire : elles soulignent la nécessité pour les banques centrales d’avoir une communication mieux reliée aux expériences de l’inflation vécues par les individus et aussi d’accroître les efforts ciblés de pédagogie sur ce que sont l’inflation et les politiques monétaires menées pour stabiliser les prix. Des exemples récents incluent l’introduction par l’Eurosystème de contenus destinés spécifiquement au grand public (Herbert et al. 2023) et d’un calculateur d’inflation personnalisé. Ces efforts d’explication apparaissent d’autant plus importants que selon l’enquête BdF-CSA 2023, 60% des femmes déclarent ne pas connaître du tout la politique monétaire contre 44% des hommes.
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Mise à jour le 25 Juillet 2024