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La politique monétaire en temps de guerre : le cas de l’Ukraine

Mise en ligne le 29 Octobre 2024
Auteurs : Valentin Burban, Pavel Diev, Fabio Grieco, Théo Iberrakene

Billet de blog n° 372. Depuis le début de l’invasion russe, la Banque nationale d’Ukraine (BNU) a contribué à la résilience de l’économie ukrainienne en utilisant une variété d’instruments pour soutenir l’effort de guerre et répondre aux déséquilibres financiers. Ce billet analyse cet exemple contemporain de banque centrale en temps de guerre à l’aune du concept d’autonomie de la politique monétaire.

L’action de la banque centrale ukrainienne en temps de guerre a des précédents historiques 

Les situations de guerre ont historiquement requis la mobilisation des banques centrales, que ce soit pour contribuer à la solvabilité des États (Poast, 2015 ; Pamfili et Chambley, 2017), ou plus tard pour assurer la liquidité du système bancaire (Margairaz, 2019). 

Depuis la mise en place de régimes de ciblage d’inflation dans les années 1990 et l’internationalisation croissante des économies, l’action des banques centrales en guerre se pose sous un jour nouveau car elles doivent maintenir l’autonomie interne et externe de la politique monétaire (Mundell, 1960).  C’est le cas de la BNU, qui a, grâce aux réformes engagées à partir de 2014, acquis une double autonomie et ainsi rapproché son cadre de politique monétaire de celui des banques centrales des pays avancés : adoption d’un régime de change flottant, ciblage d’inflation, amélioration du degré d’indépendance d’après l’indice de Romelli (2022), transparence accrue dans la conduite de la politique monétaire (cf. Graphique 1).

L’action de la BNU depuis l’invasion russe se pose donc en des termes différents par rapport aux exemples historiques de banques centrales en temps de guerre. Ce billet de blog revient ainsi sur la manière dont la BNU a su préserver sa double autonomie tout en soutenant l’effort de guerre.

Graphique 1. La BNU, une banque centrale moderne (indice de transparence)

Image Graphique 1. La BNU, une banque centrale moderne (indice de transparence)
Source: Dincer, Eichengreen and Geraats (2022).
Note: L’indice de transparence, borné entre 0 et 15, recouvre la transparence relative aux décisions de politique monétaire, ainsi que sur les plans politique, économique, des procédures et opérationnel.

Encadrer le financement monétaire pour recouvrer l’autonomie monétaire interne

Le financement d’une guerre peut entraîner une situation de dominance budgétaire dans laquelle l'autorité monétaire s'écarte de son objectif de stabilité des prix pour assurer la viabilité de la dette publique (Barthélémy et al., 2021). L'expérience des pays après une guerre ou un conflit révèle un risque substantiel d'hyperinflation en cas de recours continu au financement monétaire (Antipa, 2023).

Dès l’invasion russe et l’instauration de la loi martiale, l’action de la BNU devient totalement subordonnée à des objectifs militaires. La BNU finance jusqu’à la moitié du déficit public au premier semestre 2022. Ses taux directeurs sont maintenus inchangés durant les premiers mois (cf. Graphique 2), considérant que le maniement des taux n’est plus fonctionnel dans la phase intense du conflit. Pour soutenir le secteur bancaire, la BNU opte pour la création d’une facilité de refinancement sans collatéral illimitée d’une maturité d’un an et renouvelable, dont le taux correspond au taux de la facilité de prêts overnight  + 100 pb. 

Signe toutefois de l’attachement de la BNU à son indépendance et à la transparence de sa politique monétaire, celle-ci souligne d’emblée le caractère temporaire de ces mesures. Chaque achat de « war bond » sur le marché primaire fait l’objet d’une communication publique. 

Graphique 2 Cible et outil conventionnel de la politique monétaire de la BNU
 

Image Graphique 2 Cible et outil conventionnel de la politique monétaire de la BNU
Source : BNU.

Si à partir du T3 2022 le PIB réel se stabilise après la forte chute d’activité du T1-T2, les déséquilibres financiers internes s’aggravent. Les pressions inflationnistes se matérialisent dès l’été 2022 avant d’atteindre un pic en octobre 2022 (+ 26,6 % en g.a.) obligeant la BNU à prendre des mesures vigoureuses pour répondre aux déséquilibres générés par la guerre et par le financement monétaire du déficit public (cf. Tableau 1). Au début de l’année 2023, l’enjeu devient la réduction de l’excès de liquidité bancaire afin d’améliorer la transmission de la politique monétaire. La BNU introduit à cet effet des dispositifs d’absorption de liquidité qui obligent les banques à mieux rémunérer les dépôts des clients, en même temps qu’elle met fin au financement monétaire du déficit public avec l’appui technique du FMI (programme de surveillance économique).


Tableau 1. Mesures prises par la BNU entre juin 2022 et mars 2023
 

Image Tableau 1. Mesures prises par la BNU entre juin 2022 et mars 2023
Source : BNU.

À compter du T2 2023 les sources de financement du déficit budgétaire se diversifient. Le 17 mars 2023, le FMI accorde à l’Ukraine le premier programme d’ajustement structurel octroyé en temps de guerre. Il représente une assistance financière de 15,6 Mds USD pour une période de quatre ans. Le programme sert de catalyseur à l’aide financière internationale. Parallèlement, la désinflation participe à la hausse des taux d’intérêt réels, qui rendent plus attractifs les actifs libellés en hryvnia dont les obligations d’État. Les banques et les épargnants ukrainiens se substituent progressivement à la BNU parmi les détenteurs d’obligations publiques (cf. Graphique 3). 

Graphique 3. Répartition de la détention des obligations souveraines ukrainiennes (%)
 

Image Graphique 3. Répartition de la détention des obligations souveraines ukrainiennes (%)
Source : BNU.
Note : Le périmètre d’analyse exclut les prêts bilatéraux accordés par les bailleurs internationaux pour aider l’Ukraine.

Dans ce contexte, la BNU peut assouplir sa politique monétaire en diminuant ses taux directeurs dont celui des certificats de dépôts, sans compromettre son objectif de lutte contre l’inflation. En octobre 2023, la BNU fait du taux de certificats de dépôts overnight son taux directeur principal (transition d’un régime de « corridor » vers un régime de « floor ») afin de redonner au taux directeur principal le rôle d’aiguillon de la politique monétaire – caractéristique essentielle d’un régime de ciblage d’inflation.

Préserver l’autonomie monétaire externe, nouvel objectif des banques centrales en guerre

Sur le volet externe, les mesures mises en place par la BNU depuis l’invasion russe correspondent d’abord à un renversement de la politique monétaire dans le triangle d’incompatibilité de Mundell (1960). Pour maintenir l’autonomie externe de la politique monétaire (i.e. vis-à-vis du reste du monde), la BNU instaure temporairement une parité fixe avec le dollar (29,25 UAH/USD) au prix de la mise en place d’un contrôle des capitaux. Concrètement, les retraits en liquide sont plafonnés, le marché des changes est suspendu et un moratoire sur les paiements transfrontières en devises est instauré. Ces choix visent à préserver l’autonomie de la politique monétaire tout en soutenant la valeur de la hryvnia. 

Les déséquilibres internes générés par le financement monétaire du déficit public se répercutent au plan externe par la naissance d’un marché des changes parallèle qui porte les germes d’un risque de dollarisation de l’économie ukrainienne. Malgré la levée progressive de certaines restrictions de change, l’écart entre le taux de change parallèle et le taux de change officiel dévie jusqu’à 28 % en juillet 2022. La limitation du financement monétaire instaurée au second semestre et l’afflux progressif d’aide internationale ne suffisent pas à endiguer la diminution des réserves internationales de change, qui atteignent un point bas à l’été 2022.

Graphique 4.  Réserves de change et valeur de la hryvnia
 

Image Graphique 4.  Réserves de change et valeur de la hryvnia
Source : BNU.

La dévaluation de la hryvnia décidée juillet 2022 en parallèle d’autres mesures de durcissement de la politique monétaire (cf. Tableau 1) permet cependant de retrouver un taux de change officiel plus en ligne avec les fondamentaux de l’économie ukrainienne. La BNU poursuit parallèlement la levée progressive des restrictions sur le compte de capital, avant d’opter en octobre 2023 pour un régime de change dit de flottement administré qui conduit à une dépréciation de la hryvnia (cf. Graphique 4b).  

Le succès d'une autonomie monétaire préservée

La BNU a joué un rôle clé dans la résilience et la stabilité de l’économie ukrainienne. Même dans la phase la plus intense du conflit, la BNU a assuré les citoyens et les investisseurs de sa détermination à revenir dès que possible à un régime de ciblage d’inflation. Preuve de l’efficacité de cette politique, l’inflation a ralenti pour atteindre 3,3 % en mai 2024, et elle devrait converger vers la cible de moyen terme dès 2025 même si beaucoup d’incertitudes pèsent sur cette prévision. 

Par-delà les décisions prises par les autorités, cette réussite repose sur la résilience du secteur extérieur ukrainien. L’aide internationale (38 Mds USD en 2023), en soutenant les réserves de change (cf. Graphique 4a), a joué un rôle décisif dans le retour progressif au régime de ciblage d’inflation en vigueur avant l’invasion. De même, le maintien des exportations via le nouveau corridor en mer Noire a pesé favorablement au niveau de la balance commerciale. Ainsi, l’action d’une banque centrale moderne en guerre ne peut s’analyser sans un regard attentif sur la situation externe du pays. 
 

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Mise à jour le 29 Octobre 2024