La diffusion des TIC comme moteur de ces phénomènes
Pour expliquer ces phénomènes, dans Aghion, et al. (2019), nous arguons que les TIC, et en particulier l’accélération de leur diffusion entre 1995 et 2005, ont facilité l’hégémonie de certaines entreprises en leur permettant notamment de prendre de plus en plus d’importance dans leur secteur, au détriment de leurs concurrents. On s’appuie notamment sur l’exemple de Walmart dont l’expansion a été rendue possible par un important plan de logistique intégrant de nombreuses technologies d’optimisation. D’autres études comme Lashkari et al. (2019) démontrent également que les plus grandes entreprises ont davantage investi en TIC et en actifs intangibles que les autres. La baisse du coût des TIC semble ainsi avoir davantage bénéficié aux entreprises les plus grandes et les plus performantes.
Si dès lors, les TIC ont davantage bénéficié aux entreprises les plus productives, il pourrait sembler cohérent de s’attendre à un effet positif sur la croissance. Dans Aghion et al. (2019), nous soutenons que l’effet est plus subtil sur plus long terme, puisque ces technologies bouleversent la structure de marché et la concurrence et peuvent pénaliser la croissance en décourageant l’innovation. Notre modèle repose sur l’idée qu’une entreprise décidera d’investir en R&D et d’entrer sur un nouveau marché si le coût de cet investissement ajouté au coût de gestion d’une gamme de produits supplémentaire ne dépasse pas les profits qui en résulteraient. Lorsque les coûts sont trop élevés, l’entrée de nouvelles entreprises est plus compliquée et les entreprises en place sont protégées de la concurrence.
Ce que la révolution numérique a permis dans un premier temps, c’est de baisser fortement les frais engendrés par l’ajout d’une gamme de produits additionnels. En conséquence, l’intensité de l’innovation, et donc la croissance, augmente et les entreprises les plus performantes sont alors en capacité de s’étendre rapidement sur plusieurs marchés. Mais, dans un second temps, à mesure que ces entreprises prennent une importance de plus en plus grande, elles deviennent davantage susceptibles d’être concurrencées par d’autres entreprises performantes, ce qui réduit leurs marges bénéficiaires (en particulier parce que cela implique une baisse des prix). La baisse des profits potentiels les décourage donc d'innover, et pénalise la croissance. Cette idée est cohérente avec d’une part Autor et al. (2019) qui montrent que l’augmentation de la concentration sectorielle s’est accompagnée d’une baisse des profits au sein des entreprises et d’autre part avec Rossi-Hansberg et al. (2018) qui montrent que localement, les grosses entreprises sont plus susceptibles de se faire concurrence, entrainant paradoxalement une baisse de la concentration sectorielle à des niveaux géographiques plus fins.
Après un choc technologique, le modèle que nous proposons converge ainsi vers un équilibre dans lequel la concentration est plus élevée, c’est-à-dire que la part de marché des entreprises les plus performantes a fortement augmenté, et dans lequel la croissance est faible. Par ailleurs, comme ces entreprises performantes possèdent une part du travail moins élevée que les autres, notre modèle prédit également une baisse de cette dernière via un effet de composition, qui est cohérent avec la réalité. Il est intéressant de noter qu’alors que la baisse de la productivité semble être un phénomène généralisé parmi les pays de l’OCDE, celle-ci ne s’accompagne pas toujours d’une baisse de la part du travail notamment en France mais plus généralement en Europe. Et en effet, l'Europe n'a pas eu de vague TIC dans les années 1995-2004.
Qualitativement et quantitativement, notre modèle est ainsi capable de rendre compte des nombreux changements structurels observés aux États-Unis et décrits plus haut.