Tribune

Une politique monétaire unique bien calibrée pour l’économie française

Intervenant

Agnes Benassy Quere intervention

Agnès Bénassy-Quéré, Seconde sous-gouverneure de la Banque de France

Mise en ligne le 29 Juillet 2024

Agnes Benassy Quere intervention

Tribune d'Agnès Bénassy-Quéré, Seconde sous-gouverneure de la Banque de France.

Dans sa Lettre au Président de la République, en avril 2024, le Gouverneur de la Banque de France relève que, depuis 1999, la France a vu son pouvoir d’achat par habitant augmenter en moyenne de 26% (en cumulé), contre 17% seulement en moyenne dans la zone euro. L’inflation des prix à la consommation était en moyenne de 4,4% en France entre 1980 et 1998 ; elle est tombée à 1,9% sur la période 1999-2023. Si l’euro ne peut être tenu pour seul responsable des gains obtenus sur le terrain du pouvoir d’achat et sur celui de la désinflation, au moins n’a-t-il pas entravé ces deux réussites.

Des taux d’intérêt plus bas pour l’économie française

Avant l’euro, rappelons-le, le taux de change du franc français était fixe dans le cadre du Système monétaire européen, après avoir été fixe par rapport au dollar des États-Unis. La politique monétaire française, comme celle des autres pays du mécanisme de change, était dictée par la nécessité de ne pas trop s’éloigner de celle de l’Allemagne, sous peine de subir des attaques spéculatives : les cycles de hausses et baisses des taux d’intérêt se calaient sur ceux des taux allemands (graphique 1). 

Ce régime de change était particulièrement contraignant et fragile en cas de divergence des politiques économiques. Au début des années 1980, la relance budgétaire du gouvernement français s’est soldée par trois dévaluations successives du franc français. Au début des années 1990, les tensions cette fois sont venues de l’Allemagne. Pour l’économie allemande, la réunification combinait un choc de demande positif (les marks de l’Est ayant été convertis en marks de l’Ouest au taux de 1 pour 1, offrant un pouvoir d’achat nouveau aux Allemands de l’Est) et un choc d’offre négatif (l’appareil productif Est-allemand se révélant non compétitif, pour la même raison). Pour empêcher une poussée inflationniste, la Bundesbank a alors fortement remonté ses taux d’intérêt. Les autres banques centrales ont dû lui emboîter le pas, alors qu’elles traversaient une période de décélération des prix et de chômage élevé. L’épisode s’est finalement soldé par une crise de change, les marchés s’étant mis à douter de la détermination des différents gouvernements à défendre leurs parités envers et contre tout.
 

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Source : Bulletin de la BCE, septembre 2003, Box 3.

Avant l’euro, pour se prémunir contre l’éventualité d’une dévaluation, les marchés réclamaient une prime de risque pour prêter à l’État ou à des emprunteurs privés français (mais aussi italiens ou belges) : le graphique 1 montre qu’au cours des années 1980 et au début des années 1990, les taux d’intérêt étaient beaucoup faibles en Allemagne qu’en moyenne dans les pays qui allaient ensuite constituer la zone euro.

Les taux ont convergé après la crise monétaire de 1992-93, lorsque les Chefs d’États et de Gouvernements se sont engagés à réaliser l’union monétaire « au plus tard » en 1999 (graphique 2). Depuis lors, la France a bénéficié de taux d’intérêt quasi identiques aux taux allemands, pour une inflation très légèrement inférieure. Entre la période avant l’euro (1980-1998) et la période de l’euro (1999-2023), le taux d’intérêt moyen des emprunts souverains à dix ans a diminué de 7,1 points de pourcentage en France, tandis que l’inflation a reculé de « seulement » 2,5 points de pourcentage. Le taux d’intérêt réel (taux nominal moins inflation) a donc diminué de 4,6 points de pourcentage. L’État en a bien sûr bénéficié, mais aussi les ménages et les entreprises, dont les taux des emprunts sont liés à ceux de l’État.
 

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Source : François Villeroy de Galhau, Lettre au Président de la République, avril 2024.

Des taux d’intérêt mieux adaptés à l’économie française

En transférant sa politique monétaire au niveau européen, la France a paradoxalement bénéficié d’une politique monétaire davantage adaptée à ses cycles d’activité et d’inflation.

Une manière conventionnelle de calculer le taux d’intérêt de court terme « adapté » à l’économie d’un pays est d’utiliser une règle de Taylor. Il s’agit d’un taux théorique calculé comme la moyenne pondérée de trois termes : (i) le taux d’intérêt « neutre », (ii) l’écart de l’inflation à sa cible (2%), et (iii) l’écart entre le PIB et son potentiel, ces deux derniers termes étant pondérés chacun à 50%. Le taux d’intérêt neutre nominal est la somme du taux neutre réel et du taux d’inflation. Le taux neutre réel est ici supposé égal au taux de croissance du PIB potentiel, qui reflète la capacité de production de l’économie. 

L’idée générale de la règle de Taylor est que le taux d’intérêt réel (différence entre le taux d’intérêt nominal et l’inflation) augmente lorsque l’inflation est en hausse. Il augmente aussi lorsque le PIB augmente plus vite que son niveau potentiel, car cela annonce généralement une hausse des pressions inflationnistes.

On calcule ici les « taux de Taylor » séparément pour la zone euro et pour la France, sur la période 1999-2023, à partir de l’inflation totale harmonisée. Le calcul du PIB potentiel est sujet à débats. On utilise ici l’évaluation faite par la Commission européenne. Pour ne pas provoquer d’instabilité financière, les banques centrales font varier leurs taux directeurs de manière progressive, par petites marches d’escalier répétées dans le temps. Pour simplifier, on ne tient pas compte de cet ajustement progressif et les taux obtenus sont purement indicatifs. En zone euro, le taux d’intérêt à très court terme est fixé par le Conseil des gouverneurs de manière à stabiliser l’inflation à 2%, sous la contrainte de ne pas pourvoir descendre fortement en-dessous de zéro, ni varier trop rapidement dans le temps. Ceci justifie d’importants écarts par rapport à la règle de Taylor. 

Les taux de Taylor suivent les inflexions et crises de l’économie de la zone euro (graphique 3). En particulier, ils baissent fortement lors de la crise financière mondiale (2008-2009), de la crise des dettes souveraines (2012-15) et de la pandémie de Covid-19 (2020). Ils augmentent fortement lors de la poussée inflationniste de 2022.

Par construction, le taux de Taylor de la zone euro est une moyenne qui n’a pas de raison de correspondre à la situation économique d’un pays en particulier. Toutefois, sur l’ensemble de la période 1999-2023, et plus particulièrement après la crise financière mondiale, le taux de Taylor de la France est très proche de celui de la zone euro. L’économie française bénéficie du fait qu’elle ressemble beaucoup à celle de la zone euro dans son ensemble, aussi bien en matière d’inflation que de cycle économique. La politique monétaire unique de la BCE, conçue en fonction des besoins agrégés de la zone, a donc toutes les chances de convenir à l’économie française. 
 

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Source calculs de l’auteur à partir des données Eurostat. Taux de Taylor calculés à partir de l’inflation harmonisée des prix à la consommation. Taux neutre réel égal à la croissance potentielle (estimation Commission européenne).

On reproche souvent aux Français de vouloir façonner l’Europe comme « une France en grand », ce qui les expose à de nombreuses déconvenues. L’euro n’est pas, fort heureusement, un « franc en grand ». Il est plus crédible, plus solide, plus reconnu internationalement. Mais il a bien servi les besoins de l’économie française depuis l’unification monétaire, à la fois en moyenne (avec des taux d’intérêt beaucoup plus bas qu’avant l’euro) et en variation (avec une politique monétaire particulièrement adaptée à l’économie française). La France bénéficie d’être un pays « médian » parmi ses pairs.

Mise à jour le 29 Juillet 2024