Discours

« Sur les marchés et dans les esprits : préserver le partenariat transatlantique »

Intervenant

François Villeroy de Galhau – Interventions

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

Mise en ligne le 23 Avril 2025

François Villeroy de Galhau – Interventions

Atlantic Council, Washington DC – 23 avril 2025
Discours de François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
 

 

Mesdames, Messieurs,

J’ai l’honneur de prendre la parole ici, à l’Atlantic Council, à quelques rues seulement de Franklin Park et de Lafayette Square. La géographie de Washington rappelle à chaque passant le lien durable entre nos deux nations – un lien forgé par les épreuves partagées et ancré dans des valeurs communes. Comme le marquis de Lafayette, « héros des deux mondes », l’a un jour écrit à George Washington : « L’humanité a remporté sa bataille. La liberté a aujourd’hui un pays ». Dès le premier jour, la liberté est une cause que nous avons portée ensemble, de part et d’autre de l’Atlantique, et je souhaite vivement qu’elle le reste. 

Permettez-moi également de vous rappeler avec gratitude que Dean Acheson  , un homme d’État transatlantique qui a joué un rôle essentiel dans la création de l’Atlantic Council, du plan Marshall et des institutions de Bretton Woods, a contribué de façon déterminante aux premières étapes de l’intégration européenne. Il l’a considérée comme essentielle à un ordre atlantique stable et prospère, fondé sur la paix, la démocratie et l’économie de marché. Il a encouragé le gouvernement français à franchir le pas audacieux qui a mené à la déclaration Schuman du 9 mai 1950, posant ainsi l’une des fondations de ce qui allait devenir l’Union européenne. Pour lui, comme pour de nombreux Américains, l’UE n’a pas été pensée pour « entuber les États-Unis », bien au contraire. Robert Schuman, alors ministre des Affaires étrangères de la France, reste pour moi une source d’admiration profonde : il a incarné l’esprit de la réconciliation franco-allemande – un héritage auquel je suis personnellement attaché, ayant grandi comme lui dans cette région même où nos deux nations se rencontrent. 

Je soulignerai donc que le partenariat transatlantique a été jusqu’à présent fort et équilibré, comme aucun autre dans le monde (I). Toutefois, le revirement de politique commerciale des États-Unis nuira à l’économie mondiale – à commencer par la leur (II). Enfin, je dessinerai la trajectoire d’un moment européen, si nous saisissons cette opportunité (III). 

1.  Bénéfices mutuels de part et d’autre de l’Atlantique : un partenariat économique fort et équilibré

Les États-Unis et l’UE sont les deux plus grandes économies du monde, qui entretiennent une des plus importantes relations économiques bilatérales. Si l’UE affiche un excédent au titre des échanges de biens avec les États-Unis (234 milliards de dollars en 2023), le déficit au titre des échanges de services s’est nettement accru ces dernières années (125 milliards de dollars en 2023)ii . Les flux nets des revenus primaires en faveur des entreprises américaines, qui se composent principalement de revenus d’investissement tels que les bénéfices et les rendements des actifs, contrebalancent également l’excédent des échanges de biens, entraînant in fine un compte des transactions courantes équilibré (19 milliards de dollars en 2023). 

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Les droits de douane effectifs appliqués entre l’UE et les États-Unis étaient proches avant les évolutions récentes, l’UE imposant un droit de douane de 3,95 % sur les produits américains, tandis que les États-Unis appliquaient un droit de douane de 3,5 % sur les produits de l’UE iii

 

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Et permettez-moi de rappeler une évidence : la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) n’est pas un droit de douane ; elle est prélevée sur la valeur finale des biens importés et de ceux produits dans le pays de manière égale, comme la taxe sur les ventes aux États-Unis. 

On estime que les filiales installées aux États-Unis et à participation majoritaire européenne employaient directement 5,3 millions de travailleurs américains en 2023iv. Les investisseurs basés en Europe jouent un rôle essentiel dans la force de l’économie américaine, représentant près de 50 % de l’ensemble des détentions étrangères de titres américains en 2023v
 

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Pendant des siècles, les idées ont traversé l’Atlantique de la même manière que les biens et le capital. Aujourd’hui, cet héritage se perpétue à travers un écosystème de recherche interconnecté : 120 000 chercheurs européens sont actuellement installés aux États-Unis, et l’on ne compte plus les partenariats entre universités, laboratoires et entreprises.

2. Le revirement de politique commerciale des États-Unis nuira à l’économie mondiale – à commencer par la leur 

Je ne veux pas dire que la dernière vague de mondialisation était un conte de fées : elle avait ses problèmes et ses déséquilibres, tant sociaux que financiers. Mais à l’évidence, le jeu perdant perdant actuel les accentuera et ne les résoudra en aucun cas. Les nouvelles mesures annoncées, ainsi que l’imprévisibilité de plus en plus forte, constituent un choc négatif majeur pour l’économie mondiale, mais avant tout pour l’économie américaine.

Selon les analyses convergentes de la plupart des banques américaines et internationales et aujourd’hui du FMI, les États-Unis pourraient subir en 2025 une baisse de la croissance annuelle de l’ordre d’un point de pourcentage en moyenne et une hausse de l’inflation sous-jacente du même ordre. Il pourrait également y avoir une récession états-unienne, ce qui était impensable il y a trois mois. Mais ce qui est une mauvaise nouvelle pour les États-Unis est une mauvaise nouvelle pour tout le monde, y compris pour l’Europe. Selon de premières évaluations, l’impact direct à la baisse sur la croissance du PIB de la zone euro en 2025 pourrait être d’au moins un quart de point de pourcentage. L’impact du choc sur l’inflation est plus incertain, mais pourrait être globalement baissier. Notre scénario central pour la France et la zone euro demeure celui d’une sortie de l’inflation, avec un retour à notre cible de 2 % – sans récession.

Les marchés financiers ont réagi de manière très négative à ces annonces de politique commerciale avec une combinaison très inhabituelle d’une chute des indices boursiers américains, d’une hausse des rendements obligataires à long terme américains et d’une baisse généralisée de la valeur du dollar. L’incertitude économique pourrait possiblement menacer la stabilité financière. De tels effets perturbateurs pourraient également découler des atteintes à l’indépendance et à la crédibilité des banques centrales. À cette occasion, permettez-moi d’exprimer à nouveau ma gratitude envers M. Powell, président de la Réserve fédérale américaine, qui nous montre admirablement la posture que se doit d’adopter un banquier central.

Indépendantes de toute impatience politique, nos politiques monétaires sont aussi autonomes l’une de l’autre à travers l’Atlantique. Ceci n’empêche en rien, je vous le garantis, un dialogue permanent, confiant, et indispensable actuellement à la stabilité financière mondiale. Mais cette autonomie est ce qui permet le mieux d’atteindre l’objectif domestique de maîtrise de l’inflation ; et c’est le résultat heureux de ce grand succès européen qu’a été la construction de l’euro au long des années 1990. J’étais personnellement à Maastricht, il y a 33 ans ; et j’étais activement à Francfort pour notre dernière décision de baisse des taux, la semaine dernière. Nous n’avons pas en Europe de risque inflationniste, et nous pouvons aujourd’hui presque dire « mission accomplie » sur le retour de l’inflation à notre cible de 2 % : la décélération importante des salaires en est une preuve supplémentaire. Dès lors, il est juste que par rapport à la FED ou la banque d’Angleterre, la BCE ait baissé ses taux d’intérêt plus tôt, plus vite, et sans doute plus bas encore cette année. Nous contribuons ainsi conjoncturellement à préserver l’activité ; mais l’essentiel de l’effort pour augmenter la croissance européenne doit porter sur une mobilisation structurelle 

 

 

3. Cultiver les forces intérieures de l’Europe pour qu’elles soient à la hauteur de celles des États-Unis : une stratégie des « 3 i »

3.1 Une voie à suivre pour préserver la relation économique mutuellement bénéfique

Mettons à profit la pause de 90 jours pour négocier sérieusement. Le moindre mal économique serait en effet une négociation – la proposition européenne audacieuse d’une exemption de droits de douane totale et réciproque pour les biens industriels est déjà sur la table – puis une désescalade plutôt qu’une montée continue des droits de douane de part et d’autre de l’Atlantique. Jusqu’à présent, les Européens ont réagi avec une unité et un sang-froid remarquables. La Commission européenne a préparé une série de mesures en réponse – au cas où cela s’avérerait malheureusement nécessaire –, mais avec entrée en vigueur différée. 

En outre, l’Europe et les États-Unis doivent encore s’engager à adopter un « multilatéralisme pragmatique », centré sur quelques thèmes pratiques d’intérêt commun, notamment, pour n’en citer que quelques-uns, la stabilité financière, les paiements transfrontières et les cryptoactifs, la cybersécurité, la lutte contre la criminalité financière et la prévention d’événements climatiques extrêmes. Préservons et soutenons résolument les  institutions ultilatérales comme le FMI et la Banque mondiale, nées et hébergées dans ce grand pays – et dans cette ville même.

3.2 Renforcer l’Europe : l’agenda des 3i

S’il faut retenir un élément positif de cette situation, c’est qu’elle pourrait ouvrir la voie à un moment européen : l’Europe, malgré ses limites, comme havre de la prévisibilité et de la confiance économiques, de l’État de droit et de la cohésion sociale. Mais cela n’aura pas lieu sans des mesures audacieuses.

Nous pouvons déjà en voir des signes clairs avec le changement impressionnant du prochain gouvernement allemand. C’est bien sûr le cas en matière de défense, mais je me concentrerai aujourd’hui sur l’économie, l’autre pilier. Nous avons besoin d’une mobilisation générale selon trois impératifs, 3 « i » pour prendre le meilleur de l’impressionnant succès de l’économie américaine, ou si l’on préfère, la taille multipliée par le muscle et par la vitesse. Premièrement, nous devons intégrer plus le marché unique. Cela signifie miser sur sa taille – il est aussi important en termes de PIB que celui des États Unis – en supprimant les obstacles internes dans de nombreux domaines tels que les services et l’énergie. Il faut aussi investir mieux, en priorité dans les innovations de rupture les plus prometteuses, et en particulier celles liées à l’IA. Pour y parvenir, il nous faut développer le muscle financier grâce à une véritable Union pour l’épargne et l’investissement (UEI) orientant davantage notre abondante épargne privée vers les fonds propres et le capital risque. Il faut enfin innover plus vite. L’Europe a besoin de simplification : moins de bureaucratie, de procédures et de délais. Mais simplifier n’est pas déréguler, l’approche européennevi restera ferme sur les objectifs, mais sera plus agile dans la conception.

Et pour mettre en œuvre avec succès ces trois impératifs, il est urgent que nous disposions d’un calendrier contraignant, visible et pas trop lointain : un tel calendrier mobilisera toutes nos forces politiques et économiques comme, par le passé, le 1er janvier 1993 pour le marché unique et le 1er janvier 1999 pour la monnaie unique. 

Permettez-moi à présent de conclure mon propos. Le partenariat transatlantique a toujours offert davantage en combinant des marchés ouverts avec des règles claires et une confiance partagée. Comme l’avait envisagé le grand écrivain français Victor Hugovii : « Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées. [...] Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d’Amérique, les États-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies. » Ce jour-là, hélas, s’est éloigné ces derniers temps et le ciel transatlantique s’est considérablement assombri. Mais même dans la tempête, nous ne devons pas perdre de vue notre trajectoire à long terme. Vous, le peuple américain, déciderez de ce qui doit être dit et défendu de votre côté de l’Atlantique, aussi fort et clairement que nécessaire. En tant qu’Européens, notre tâche est claire : renforcer notre propre côté de l’océan : saisissons, au nom même de l’esprit atlantique, le moment européen.

 

 

i Dean Acheson (1893-1971) fut secrétaire d’État des États-Unis sous la présidence d’Harry Truman, de 1949 à 1953. L’un des principaux architectes de l’ordre international d’après-guerre, il a joué un rôle central dans la création du plan Marshall, de l’OTAN et des institutions de Bretton Woods. Il a également apporté un soutien déterminant à l’intégration européenne, et a co-fondé l’Atlantic Council au début des années 1960 en vue de promouvoir la coopération transatlantique.
ii Données d’Eurostat et calculs de la Banque de France
iii American Chamber of Commerce for the EU (2025), Annual Survey of Jobs, Trade and Investment between the United States and Europe Amcham TAE 25 V6.indd
iv American Chamber of Commerce for the EU (2025), Annual Survey of Jobs, Trade and Investment between the United States and Europe Amcham TAE 25 V6.indd
v US Treasury (2023), Foreign Portfolio Holdings of U.S. Securities, shla2023r.pdf
Vi Villeroy de Galhau (F.) (2025), Une approche européenne de la simplification : éviter trois idées fausses et proposer quelques jalons concrets, discours, 11 avril.
Vii Victor Hugo, discours au Congrès de la paix, août 1849.

Mise à jour le 23 Avril 2025