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Quel financement de la transition : bâtir les ponts entre les besoins et les ressources
Intervenant
François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Mise en ligne le 22 Avril 2024
Les Rencontres de l’Institut de la Finance Durable – Paris, 22 avril 2024
Discours de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France
Mesdames, Messieurs,
Je suis très heureux d’être parmi vous aujourd’hui, et je remercie Yves Perrier et Cécile Goubet pour leur invitation à m’exprimer en clôture de ces Rencontres de l’IFD sur « le temps de l’action ». Nous n’avons en effet d’autre choix que l’action : nous assistons chaque jour un peu plus aux effets délétères et pourtant anticipés du changement climatique. Combattons la résignation et l’impuissance : l’Accord de Paris reste un acquis décisif. Pour en tenir l’objectif, nous nous sommes fixés en France et en Europe des cibles ambitieuses de réduction d’émissions nettes de gaz à effet de serre : -55 % d’ici 2030 par rapport aux niveaux de 1990, et la neutralité carbone en 2050. Pour le secteur financier, la tâche est claire : mobiliser avec l’appui des pouvoirs publics les financements nécessaires à la transition. Les besoins sont considérables, alors que les moyens publics sont limités1 (I). Les ressources privées sont-elles pourtant bel et bien significatives : l’impératif est donc de bâtir un pont plus direct entre les deux (II).
I. Des besoins d’investissement considérables, et pas de magie publique
a. Les besoins d’investissement supplémentaires
La première étape est de quantifier l’effort d’investissement à mener pour atteindre la neutralité carbone : les études se sont multipliées en ce sens avec un (relatif) consensus d’ensemble sur le montant global à horizon 2030, de l’ordre de 2,5% à plus de 3% du PIB. En France, le rapport Pisani-Ferry et Mahfouz (2023)2 estime l’effort d’investissement net annuel supplémentaire à 66 milliards d’euros à l’horizon 2030, soit environ 2,4% du PIB annuel – cette mesure en « net » supposant la réorientation totale des investissements carbonés actuels. Ces chiffres sont proches des estimations publiées fin 2023 par la Direction générale du Trésor3 (63 Md€/an d’ici 2030), et cohérents avec les estimations de l’Institut pour l’Économie du Climat (I4CE) à 2,1%4, qui se concentrent sur un périmètre un peu plus restreint (hors agriculture et industrie).
À l’échelle européenne, l’effort apparaît plus important : la Commission a récemment rehaussé ses estimations jusqu’à 620 milliards d’euros d’investissements supplémentaires par an à horizon 2030, soit 3,7 % du PIB de l’Union Européenne5 : cette estimation haute est sans doute un majorant. L’Institut pour l’Économie du Climat a également publié une estimation du déficit d’investissement à l’échelle de l’UE de 406 milliards d’euros (2,6% du PIB)6. Ces chiffres agrégés englobent des situations individuelles et des mix énergétiques très différents selon les pays, qui peuvent expliquer une estimation un peu plus élevée que dans les études sur la France.
Les estimations divergent cependant plus substantiellement sur leur composition sectorielle : le bâtiment représente la claire majorité des investissements – mais pas des gains d’émission – dans le rapport Pisani. L’effort sur le transport représente entre 0,1% et 1,2% du PIB français selon les sources. Ces différences proviennent en partie de l’incertitude sur la configuration finale de notre système de mobilité (usage du rail, des véhicules individuels, etc.).
À noter enfin que les montants évoqués se concentrent sur le défi de l’atténuation du changement climatique ; les besoins liés à l’adaptation pourraient quant à eux s’avérer plus importants encore, mais plus incertains à ce stade7.
b. Pas de magie publique
Face à ces besoins d’investissement clarifiés, les possibilités de financements publics – tant monétaires que budgétaires – sont à l’évidence contraintes. Il convient de combattre la tentation de la baguette magique. Il y a d’abord l’illusion monétaire selon laquelle les banques centrales pourraient supporter la majeure partie de l’effort8. Permettez-moi de souligner que cette thèse n’est ni souhaitable économiquement, ni possible juridiquement : d’une part, un pur financement monétaire risquerait d’instaurer une poussée inflationniste qui nuirait à nos concitoyens – nous sortons heureusement d’une crise inflationniste dont nous avons vu les coûts économiques, sociaux, politiques – ; de l’autre, il entrerait en contradiction directe avec les traités européens qui prohibent le financement monétaire des déficits. Mais si nous refusons l’illusion, nous revendiquons l’engagement maximum face aux enjeux climatiques. La Banque de France est reconnue comme la Banque centrale la plus verte du G20. Avec la BCE, elle est pionnière à la fois comme superviseur – surveillance des risques et stress-test climatiques – et comme autorité monétaire – verdissement des opérations monétaires, macroéconomie du climat. Nous avons créé à Paris fin 2017 le réseau du NGFS (Réseau pour le Verdissement du système financier, ou Network for Greening the Financial System) ; il regroupe désormais plus de 140 membres fortement engagés, et la Banque de France en assure le secrétariat mondial. Nous faisons notre part, toute notre part, mais les banques centrales ne peuvent remplacer ni des plans de transition des entreprises, ni des politiques publiques saines.
L’autre illusion serait celle d’un financement budgétaire massif – et ce d’autant plus en France où la dette atteint 111% du PIB en 2023 avec l’un des déficits les plus importants d’Europe. Il faudra bien sûr une part de financement public : mais elle ne peut être majoritaire, ni même ne le doit. Les révolutions industrielles successives – et celle-ci en est une – ont été financées principalement par l’initiative privée, pas par les derniers publics. Mais il faut les incitations adaptées9. Le face-à-face euro-américain est particulièrement sensible sur la forme de ces incitations : réglementations (comme le très ambitieux « paquet vert » européen), subventions (comme l’Inflation Reduction Act américain), ou enfin tarification à travers un prix du carbone ? Ce triangle n’est pas un triangle d’incompatibilités ; chacune de ses pointes prises isolément a ses limites : crainte de l’« écologie punitive » pour les réglementations ; dérapages budgétaires et aléas politiques pour les subventions ; et fortes réticences sociales à la tarification. Et il faut donc une combinaison de ces trois solutions.
Reste qu’un prix du carbone plus élevé sera indispensable : bien que politiquement impopulaire, cela reste une évidence économique. Quelle qu’en soit la forme, ce prix devrait être mondial – pas seulement national ou européen –, et socialement équitable. L’Europe – qui est ici en avance relative – doit inlassablement plaider pour cette « nouvelle frontière » internationale10. Seul un signal-prix peut en effet amener un alignement du comportement des entreprises, des consommateurs et du financement privé, en permettant des rendements attrayants sur les investissements verts.
II. Mobiliser nos ressources privées significatives : l’Union pour l’épargne et l’investissement, en soutien de la transition
Face à ces besoins importants, l’Europe dispose pourtant d’une « ressource inconnue ». Son excédent d’épargne privée11, entreprises et ménages confondus, représente plus de 4% du PIB en Europe en 2023. En solde, déduction faite des déficits publics, la capacité de financement nette de l’Union européenne atteint 1,8% du PIB, et plus de 300 milliards d’euros. Il y a donc un enjeu crucial de mobilisation de ces ressources, aujourd’hui investies notamment aux États-Unis et dans les pays émergents, principalement sous la forme de titres de dette (en moyenne 260 milliards par an depuis 2015). Pour le dire autrement, nous finançons de la dette extra-européenne au lieu de soutenir le développement de nos entreprises et de la transition.
Nous avons d’un côté les besoins d’investissement, et de l’autre, des ressources permettant d’en financer une bonne part. L’urgence est donc de bâtir des ponts effectifs de celles-ci vers ceux-là, en réaffectant les flux de capitaux européens. Et pour cela, de renouveler un projet européen, vu comme un peu ancien et trop technique : l’Union des marchés de capitaux. Son intitulé actuel ne dit pas son objectif : c’est pourquoi j’appelle de mes vœux la relance d’une véritable Union pour l’épargne et l’investissement, qui aurait pour objectif principal l’allocation de l’épargne européenne en faveur de la transition écologique. Le rapport Letta publié mercredi dernier à l’échelle européenne – et sans doute le rapport Noyer pour la France ce jeudi – vont dans ce sens. A l’appui de cette finalité plus haute, il nous faut aussi des instruments moins nombreux mais plus ambitieux.
La finance durable constitue par définition un instrument privilégié en la matière. L’Europe a été pionnière dans ce domaine : elle a établi un corpus réglementaire unique (Taxonomie, SFDR, CSRD, Notation ESG)12 permettant d’encadrer la publication d’informations extra-financière et ainsi d’orienter les financements européens. Elle est en outre un émetteur majeur d’obligations vertes, représentant 40% du marché mondial en 2023.
Pour soutenir le développement d’instruments financiers « durables » et prévenir les risques d’écoblanchiment, il paraît très souhaitable de continuer à développer des certifications contrôlées par l’ESMA, comme cela a été fait avec le label EU Green Bonds (EuGB). De plus, les opportunités offertes par la tokénisation en matière de transparence et de programmabilité s’avèrent particulièrement prometteuses dans le domaine de la finance verte, permettant par exemple d’intégrer et de vérifier le respect de critères ESG dans les smart contracts.
Mais au-delà, la titrisation verte représente un levier majeur de financement de la transition. L’Europe est étonnamment en retrait dans ce domaine, 90% des émissions étant actuellement réalisées aux États-Unis. La réglementation européenne a ouvert fin 2023 la possibilité de mobiliser son label EuGB pour les titrisations vertes, dès lors que les fonds dégagés au bilan des banques – par exemple par la titrisation de crédits immobiliers – seraient affectés à des activités durables selon la Taxonomie européenne. La capacité de financement de projets verts par les banques pourrait ainsi être accrue de plusieurs centaines de milliards d’euros par an. La Banque de France plaide donc fortement pour le développement de ce segment de marché, en cohérence avec la position commune adoptée par le Conseil des Gouverneurs le 7 mars dernier13 et avec le rapport Letta. Le dispositif pourrait en outre bénéficier d’une mutualisation via une plateforme d’émission européenne commune, voire de dispositifs publics incitatifs comme une garantie européenne.
Face à la question du financement de la transition, nous devons combattre deux tentations symétriques : celle du découragement, et celle de la magie publique. Pour échapper à l’une comme à l’autre, je voudrais dire ici en conclusion une conviction : ces transformations sont non seulement souhaitables, mais aussi finançables. Nous pouvons réussir, à une double condition (i) que nous mobilisions l’épargne privée et (ii) que nous le fassions dans une coalition, qui réunisse l’Europe et ses acteurs tant publics que privés. Je rejoins là à mon terme l’objet même de l’IFD, et je vous remercie de votre attention.
1 Pour paraphraser Daniel Cohen, « Le monde est clos et le désir infini » (2015).
2 France Stratégie, Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, Les incidences économiques de l’action pour le climat, mai 2023
3 Direction Générale du Trésor, Les enjeux économiques de la transition vers la neutralité carbone (rapport intermédiaire), décembre 2023.
4 Institute for Climate Economics (I4CE), Panorama des financements climat, décembre 2023.
5 Commission Européenne, 2023 Strategic Foresight Report – Sustainability and people’s wellbeing at the heart of Europe’s Open Strategic Autonomy, juillet 2023.
6 I4CE, Déficit d’investissement climat européen : une trajectoire d’investissement pour l’avenir de l’Europe, 21 février 2024.
7 I4CE, Anticiper les effets d’un réchauffement de +4°C : quels coûts de l’adaptation ?, avril 2024.
8 Jézabel Couppey-Soubeyran, Pierre Delandre, Augustin Sersiron, Le pouvoir de la monnaie, 2024.
9 La France et l’Europe : de la gestion des crises à une ambition de plus long terme, Lettre au Président de la République, 22 avril 2024.
10 Voir notamment le working papier de V. Gaspar (FMI) et R. de Mooij (FMI), « How does decarbonization change the fiscal equation? » Peterson Institute, novembre 2023.
11 Epargne financière au sens de la comptabilité nationale : épargne après investissement et transferts en capital.
12 Règlement sur la publication d’informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers (Sustainable Finance Disclosure Regulation, SFDR) et Directive sur la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (Corporate Sustainability Reporting Directive, CSRD).
13 Statement by the ECB Governing Council on advancing the Capital Markets Union, 7 mars 2024.
Mise à jour le 25 Juillet 2024