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Quel avenir pour le monde des crypto-actifs ?
Intervenant
Denis Beau, Premier sous-gouverneur de la Banque de France
Mise en ligne le 17 Octobre 2024
Conférence à la Burgundy School of Business
Jeudi 17 octobre 2024
Discours de Denis Beau, Premier sous-gouverneur
Mesdames, Messieurs, chers étudiants,
Merci tout d’abord pour cette invitation. C’est un plaisir de pouvoir échanger avec vous aujourd’hui, à Dijon, sur le paysage des paiements qui connaît actuellement de profondes évolutions, au même titre que notre système financier dans son ensemble. Les paiements font en effet l’objet d’une numérisation croissante, dont nous faisons l’expérience au quotidien avec, par exemple, les paiements en ligne ou les paiements mobile.
En parallèle du développement de ces nouveaux moyens de paiements, de nouvelles technologies ont émergé comme celles des technologies de registres distribués, ou DLT selon leur acronyme anglais, « Distributed ledger technologies ». Vous connaissez sans doute la plus connue d’entre elles, la blockchain, qui est une chaîne de blocs permettant de regrouper et de sécuriser des transactions par le biais de moyens cryptographiques. C’est sur cette technologie qu’ont émergé les crypto-actifs, qui ambitionnent d’être à la fois des moyens de paiement et des supports d’investissement ou de placement.
De nouveaux services se sont progressivement constitués autour de ces crypto-actifs, jusqu’à former une finance dite « décentralisée » (Decentralised Finance, « DeFi »), qui se présente comme une alternative à la finance traditionnelle et désigne un ensemble de services sur actifs tokenisés, comparables à des services financiers et effectués sans l’intervention d’un intermédiaire financier. C’est pourquoi, nous utilisons aussi le terme de finance désintermédiée.
En tant que banque centrale, garante de la stabilité et du bon fonctionnement du système financier et de la stabilité monétaire, nous sommes très attentifs à ces évolutions, et notamment au développement des « crypto-actifs » qui se présentent comme des actifs de règlement. Bien qu’existants depuis près de deux décennies, ces actifs continuent de faire l’objet de discussions quant à leur portée et leurs implications pour le fonctionnement de notre système monétaire et financier.
Dans ce contexte, je voudrais partager avec vous :
1- Tout d’abord, quelques observations et réflexions sur la place des crypto-actifs dans le système financier et en particulier les paiements.
2- Puis sur les défis qu’ils soulèvent pour les politiques publiques, et plus précisément pour celles auxquelles contribue la Banque de France.
1. La place des crypto-actifs dans le système financier et les paiements
A. Les crypto-actifs se sont développés à partir de nouvelles technologies décentralisées
- Dans le sillage de la numérisation de l’économie en général et du secteur financier en particulier, les crypto-actifs sont nés à la fin de la décennie 2000 avec l’exemple le plus emblématique, le bitcoin, créé en janvier 2009.
- Les « crypto-actifs » désignent des actifs sous forme numérique, émis et circulant au sein d’un réseau décentralisé d’acteurs, sur la base de technologies de registres distribués, comme la blockchain. Ces registres distribués permettent d'effectuer et d'enregistrer des transactions de manière sécurisée et numérisée, au moyen d'algorithmes de cryptographie et sans l’intervention d’un tiers de confiance, c’est-à-dire un intermédiaire financier chargé de tenir les comptes.
- On distingue généralement deux grands types de crypto-actifs :
- les crypto-actifs dits de première génération, comme le bitcoin ou l’ether, qui ne sont adossés à aucune réserve d’actifs et connaissent une forte volatilité. Si le marché comprend plusieurs milliers de crypto-actifs, il apparaît très concentré en pratique puisque le bitcoin et l’ether représentent plus de 75% de la valeur de marché des crypto-actifs1 , dont 60% pour le seul bitcoin.
- Pour tenter de remédier à cette volatilité, est apparue une seconde catégorie de crypto-actifs : les « stablecoins », comme ceux émis par Tether ou Circle. Il s’agit de crypto-actifs adossés à une réserve d’actifs, par exemple des devises, des titres de dette publique ou de dette privée, qui vise à en stabiliser la valeur. Les stablecoins représentent 8% de la valeur de marché des crypto-actifs2 , soit 164 milliards de dollars au 9 octobre 2024.
- Ces différents types d’actifs sont parfois qualifiés de « crypto-monnaies », alors même qu’ils ne remplissent bien souvent aucune des trois fonctions de la monnaie, à savoir : être un intermédiaire des échanges, une unité de compte et une réserve de valeur. En effet, leur volatilité ne permet pas, notamment, de fixer des prix et donc d’être utilisé au quotidien en toute sécurité. C’est pourquoi les crypto-actifs de première génération s’apparentent plutôt, en fait, à des supports d’investissement très risqués, dits « spéculatifs ».
- Les stablecoins ont pour ambition de remédier aux faiblesses des cryptos-actifs de première génération, notamment quant à leur volatilité, en les adossant à des actifs réels. Toutefois, même dans le cas des stablecoins, la stabilité de leur cours par rapport à leur réserve d’actifs n’est pas toujours garantie et l’ensemble de la chaîne de paiement en crypto-actifs demeure fortement exposée à des risques de natures diverses, notamment juridiques, financiers et opérationnels, sur lesquels je reviendrai plus en détail plus tard.
- Parallèlement à ces crypto-actifs, il existe aussi des actifs dits « tokenisés », qui correspondent à des actifs issus de l’économie réelle, émis directement sur blockchain, lorsque la loi le permet, ou indirectement, en créant un jeton numérique lié à l’actif réel. Des actions, des obligations ou des actifs réels comme des biens immobiliers sont ainsi représentés sous forme de jetons sur une blockchain.
- De nouveaux écosystèmes de prestataires de services variés se sont formés autour de ces actifs, avec le développement des places d’échanges spécialisées et de services financiers nombreux comme, par exemple, des prêts ou emprunts en crypto-actifs. On désigne généralement ces écosystèmes sous le nom de « finance décentralisée » (DeFi)
B. La place des crypto-actifs reste cependant limitée à ce jour
Alors que le marché des actifs tokenisés est tout juste naissant, le marché des crypto-actifs dits « natifs » et des stablecoins s’est installé plus fermement dans notre paysage financier depuis une décennie maintenant, avec quelques caractéristiques frappantes : c’est d’abord un marché qui connaît des fluctuations fortes, avec une alternance de périodes de croissance et de crise.
- En effet, si le marché des crypto-actifs est en croissance depuis le début de l’année, avec une capitalisation mondiale proche de 2 100 milliards de dollars début octobre 2024, cette période fait suite à des cycles d’expansion et de récession successifs. En 2023, le marché a ainsi connu ce qui a été nommé « l'hiver des crypto-actifs », avec une forte chute de sa valorisation depuis le pic historique du bitcoin en novembre 2021 à plus de 67 000 USD. Ce mouvement baissier a été alimenté par des faillites de plusieurs acteurs du secteur des crypto-actifs, en 2022 et en 2023, qui ont mis en lumière les risques importants auxquels était confronté le marché des crypto-actifs, dont l’encadrement règlementaire restait limité.
C’est ensuite un marché de taille relativement modeste, malgré sa forte couverture médiatique :
- Sa capitalisation ne représente en effet que 1,6% de la capitalisation boursière mondiale, qui s’élevait en 2023 à environ 110 000 milliards de dollars.
- Les crypto-actifs ne représentent qu’une faible part des actifs détenus par les agents économiques. La part de la population détenant des crypto-actifs, bien que difficile à évaluer précisément, varie ainsi de 3 à 13% dans l’Union européenne selon les études3 .
- De même, si leur utilisation dans l’UE en tant qu’instrument de paiement est croissante, avec le développement progressif de nouvelles offres, elle reste toutefois marginale pour le moment. Par exemple, moins de 3% des Français indiquaient, en 2023, avoir déjà utilisé des crypto-actifs à des fins de paiement.
C’est enfin un marché dont l’écosystème de prestataires développe des interconnexions croissantes avec l’économie réelle, auxquelles les autorités sont attentives. En particulier, l’exposition du secteur financier aux crypto-actifs s’est accrue ces dernières années, liée notamment à la croissance du marché des crypto-actifs en 2024 à la suite de l’autorisation des ETF bitcoin et ethereum aux États-Unis. Ces ETF sont des fonds indiciels, c’est-à-dire des instruments financiers qui répliquent les performances financières des crypto-actifs bitcoin ou ether. L’arrivée de ces nouveaux produits financiers a nourri la valorisation de ces crypto-actifs et a introduit de nouvelles interconnexions entre la sphère des crypto-actifs et le système financier traditionnel. En effet, les banques commerciales qui émettent ces fonds indiciels vont investir elles-mêmes dans les crypto-actifs bitcoin et ethereum, et deviennent des intermédiaires entre des investisseurs traditionnels, qu’ils soient des ménages ou des investisseurs institutionnels par exemple, qui souhaiteraient investir dans des crypto-actifs par le biais de ces instruments. De même, les stablecoins, conçus pour minimiser leurs fluctuations par rapport à une devise, créent des interconnexions croissantes avec les marchés de capitaux traditionnels. Toutefois, la taille de ces marchés est encore limitée : les fonds indiciels spot Bitcoin ont collecté 15 milliards de dollars depuis leur mise sur le marché en janvier 2024 et la valeur de marché des stablecoins est de 164 milliards de dollars. Par conséquent, il serait prématuré, à ce stade, d’évoquer un risque systémique à même de menacer la stabilité financière.
2. Le rôle de la banque centrale dans le développement des crypto-actifs
A. Le secteur des crypto-actifs est porteur de risques significatifs mais son sous-jacent technologique, la DLT, ouvre des opportunités d’amélioration du système financier
- À l’heure actuelle, les infrastructures et les activités en crypto-actifs génèrent des risques comparables à ceux des services financiers traditionnels, que ce soient pour le risque de crédit, le risque de liquidité et de marché ou le risque cyber, mais sans toujours faire l’objet d’un encadrement similaire. On peut ainsi penser, en l’espèce, à l’effondrement au printemps 2022 du troisième plus important système de « stablecoin » d’alors, le Terra, dont le mécanisme de stabilisation reposait sur le seul usage d’algorithmes.
- Mais ces risques génériques se doublent de risques propres à ces actifs, liés à leurs caractéristiques qui peuvent contribuer à amplifier des vulnérabilités traditionnelles du secteur financier. Par exemple, la faillite de l’une des plus grande plateformes mondiales d’échanges de crypto-actifs, FTX, a été provoquée par une gestion défaillante et parfois frauduleuse des fonds des clients, ce qui a entrainé une crise de liquidité et une perte de confiance des investisseurs, puis la chute de la plateforme et des faillites en cascade dans son sillage. Ces faillites ont conduit les investisseurs, y compris individuels, à subir de fortes pertes financières.
- Malgré ces risques importants, en particulier pour les investisseurs, le développement des crypto-actifs peut tout de même apporter une contribution positive à l’amélioration du fonctionnement du système financier. En effet, la technologie DLT, sous-jacente au secteur et au cœur du processus de tokenisation sur lequel il s’appuie, peut être gage de transparence, de simplicité, d’efficacité, de rapidité ou encore de diminution des coûts de transaction pour le secteur financier. De nombreuses initiatives de marché explorent d’ailleurs la manière dont cette technologie pourrait être utilisée pour améliorer l’efficacité de nombreux processus au cœur du fonctionnement du système financier (émission, négociation, règlement-livraison, paiement d’actifs).
C’est pourquoi à la Banque de France et à l’ACPR nous considérons nécessaire d’inscrire le développement du « marché » des crypto-actifs et autres actifs tokenisés dans un cadre approprié, qui permette une bonne maîtrise des risques qu’il crée pour ses utilisateurs et le système financier plus largement. C’est une condition d’un développement durable et utile de ce marché dont l’ampleur sera décidée par les forces du marché.
B. L’encadrement réglementaire des risques liés au secteur des crypto-actifs
Nous avons ainsi fortement contribué, en France et en Europe, à l’encadrement règlementaire du marché des crypto-actifs, pour permettre à la fois de soutenir ce type d’innovation financière et de maîtriser les risques associés à celle-ci selon un principe simple : « mêmes activités, mêmes risques, mêmes règles » au sein des services financiers.
- La France a été pionnière en la matière, avec la première ordonnance blockchain de 2017 puis, surtout, l’adoption de la loi PACTE en 2019, qui a instauré le statut de Prestataire de Services sur Actifs Numériques (PSAN) avec la création d’un régime d’enregistrement obligatoire et d’agrément possible auprès de l’Autorité des Marchés financiers.
- Ce cadre réglementaire a largement inspiré le législateur européen pour l’élaboration du règlement européen sur les marchés de crypto-actifs (Market in Crypto-Assets, « MiCa »), entré en vigueur en 2023. À l’échelle mondiale, l’UE a d’ailleurs été la première à définir un cadre réglementaire complet pour les émetteurs et les fournisseurs de services de crypto-actifs et de stablecoins. Le règlement MiCa permet notamment d’apporter dans la durée un cadre protecteur pour les utilisateurs, par exemple en alignant les exigences de droit à remboursement des détenteurs de stablecoins libellés en euros sur le régime, plus protecteur, de la monnaie électronique.
- Ce cadre mis en place par MiCA continuera d’évoluer pour accompagner les développements du marché des crypto-actifs avec, par exemple, l’essor de la DeFI, et afin de mieux encadrer les conglomérats crypto.
C. L’évolution des services en monnaie de banque centrale
Nous envisageons également de contribuer à la construction d’un cadre de confiance pour le développement des cryptos-actifs et autres actifs tokenisés en adaptant notre offre de services de paiement en monnaie de banque centrale aux besoins en matière de processus de paiement d’une part des intermédiaires financiers et d’autre part aux besoins des particuliers.
- Pour répondre aux besoins des intermédiaires financiers, la Banque de France a lancé dès 2020 un ambitieux programme d'expérimentations de mise à disposition d’une MNBC dite « de gros », pour contribuer à assurer le paiement en monnaie de banque centrale de différents processus d’émission, de négociation et de règlement-livraison d’actifs circulant sur des blockchains. L’intérêt du recours à une MNBC est triple. Il s’agit à la fois de :
- conserver la place de la monnaie de banque centrale comme actif de règlement privilégié et sûr pour les marchés financiers existants et tokenisés,
- automatiser les segments de marché de la finance traditionnelle où les procédures d’échanges de titres financiers sont encore manuelles ;
- et d’accompagner et de faciliter l’innovation dans l’industrie financière dans un cadre sécurisé.
- C’est d’ailleurs dans le prolongement de ces réflexions que l’Eurosystème a lancé des expérimentations sur le règlement en monnaie de banque centrale pour des transactions portant sur des actifs financiers tokenisés. Cette démarche complète ainsi le régime pilote européen, régime dérogatoire qui permet d’expérimenter en conditions réelles l’émission d’actifs financiers tokenisés. Cette approche de « learning by doing » permet de donner une réalité plus concrète à des concepts complexes.
En parallèle de ces travaux sur le développement d’une MNBC de « gros », la Banque de France participe également aux travaux sur le développement d’une MNBC dite de « détail », en jouant un rôle très actif dans les réflexions menées au sein de l’Eurosystème sur le projet euro numérique. Nous voyons l’euro numérique comme un « billet numérique », c’est-à-dire un moyen de perpétuer dans l’espace numérique les caractéristiques des espèces.
D. La réflexion sur un « Unified ledger » pour assurer la coexistence et l’interconnexion entre les écosystèmes financiers anciens et nouveaux
Pour contribuer à créer un cadre qui permette un développement sûr et efficace du marché des cryptos-actifs, la Banque de France participe également à des initiatives visant à moderniser les infrastructures de marché, dans une optique d’interopérabilité entre les infrastructures (les DLT) qui soutiennent les crypto-actifs et celles sur lesquelles s’appuie la finance traditionnelle (comme T2, T2S).
Nous explorons ainsi concrètement le potentiel d’organisations, comme celle de registre unifié, ou unified ledger.
- Ce registre unifié pourrait prendre la forme d’une plateforme DLT intégrée, qui serait donc commune et transparente, et sur laquelle circuleraient à la fois de la monnaie centrale, de la monnaie commerciale émise par les banques commerciales et des actifs tokenisés.
- Nous jouons un rôle moteur dans les réflexions actuellement en cours au sein de l’Eurosystème visant à envisager une telle plateforme au niveau européen. À ce titre, la plateforme DLT de la Banque de France, DL3S, pourrait constituer une des premières briques de ce qui serait un unified ledger européen.
- Au niveau international, la Banque de France est partie prenante du projet Agorá, piloté par la Banque des Règlements Internationaux (BRI). Il vise à concrétiser ce concept de unified ledger en rendant disponible sur une plateforme à la fois de la monnaie de banque centrale et de la monnaie de banque commerciale sous la forme de tokens pour améliorer les paiements transfrontières. C’est un cas d’usage parmi d’autres que nous explorons pour que la Banque de France reste moteur dans les infrastructures de demain, qui incluent les actifs numériques.
Conclusion
Je voudrais conclure cette présentation en partageant avec vous une interrogation et une certitude.
L’interrogation concerne la place que tiendront demain les cryptos-actifs dans notre système financier. Celle-ci demeure incertaine à ce jour car les cryptos-actifs sont susceptibles d’avoir un impact ambivalent sur notre système financier.
La certitude concerne une des conditions nécessaires pour qu’ils jouent un rôle plus important à l’avenir et la contribution que peut apporter la Banque de France, conformément à ses mandats de stabilité monétaire et financière.
Cette condition, c’est la confiance des parties prenantes à ce marché. La Banque de France s’efforce d’y contribuer en développant son action selon trois axes :
- La contribution au développement d’un cadre réglementaire approprié en terme de maîtrise des risques ;
- L’évolution de son offre de services de paiement en monnaie de banque centrale ;
- La réflexion à l’émergence d’infrastructures adaptées et bien intégrées avec les infrastructures de la finance traditionnelle.
1 Au 9 octobre 2024, la valeur de marché des crypto-actifs représente 2012 milliards de dollars.
2 Au 9 octobre 2024,
3 L’ADAN évalue cette part de détention moyenne à hauteur de 15%, avec une moyenne plus basse de 12% en France, en 2024. Une étude interne à la BCE de juin faisait mention d’une moyenne en zone euro de 4% contre 3,5% en France, en 2024.
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Mise à jour le 17 Octobre 2024