Discours

Préserver nos valeurs transatlantiques, au-delà de l’imprévisibilité actuelle

Intervenant

François Villeroy de Galhau – Interventions

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

Mise en ligne le 23 Avril 2025

François Villeroy de Galhau intervention

Foreign Policy Association, New York City – 22 avril 2025
Discours de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France

Mesdames, Messieurs, 

C’est un plaisir pour moi d’être ici à New York, et je voudrais exprimer ma sincère gratitude à Noel Lateef et au conseil d’administration de la Foreign Policy Association (FPA) pour avoir organisé cet événement et m’avoir décerné la médaille de la FPA. J’y suis tout particulièrement sensible, comme je vais l’expliquer, et d’autant plus aujourd’hui à l’heure où nos liens transatlantiques sont si malheureusement mis sous tension. 

I. Une gratitude toute particulière envers la FPA et votre pays

Je suis à la fois honoré et touché de figurer parmi les récipiendaires distingués de la médaille de la FPA. Parmi eux figurent d’éminents banquiers centraux, tels que Paul Volcker de la Réserve fédérale ou Jean-Claude Trichet de la Banque centrale européenne (BCE) et de la Banque de France. Cette médaille a également une résonance personnelle. J’ai découvert en profondeur votre beau pays en mars 1990, lors d’un voyage d’un mois avec 15 « jeunes leaders européens » invités par le German Marshall Fund. Les États-Unis nous ont accueillis à bras ouverts, nous faisant voyager de New York à Seattle et de Détroit à Raleigh (Caroline du Nord). C’était une période d’espoir, quatre mois après la chute du mur de Berlin ; c’était une période de confiance mutuelle de part et d’autre de l’Atlantique, portée par la victoire de la liberté et de la démocratie. J’ai gardé de ce voyage une amitié et une admiration durables pour le peuple américain. 

D’un point de vue plus collectif, j’aime à penser que cette médaille témoigne des valeurs et des principes communs que cette association et la communauté des banques centrales s’efforcent de défendre. Votre association a été fondée à la fin de la Première Guerre mondiale par des Américains qui s’étaient engagés [avec le président Woodrow Wilson] à créer des liens plus étroits entre les nations. Depuis lors, elle a œuvré sans relâche pour favoriser un dialogue constructif sur les questions internationales les plus urgentes, notamment par le biais de son célèbre World Leadership Forum. Ce point est particulièrement important à l’heure où le multilatéralisme traverse une crise sans précédent. 

Une autre valeur commune, outre le dialogue, est l’importance de l’engagement du public. Depuis plus d’un siècle, la FPA et son programme « Great Decisions » ont réussi à promouvoir une participation plus active des citoyens américains aux affaires internationales. De meilleures connaissances sont en effet la clé d’une opinion éclairée, et donc d’une démocratie plus forte. À la Banque de France comme à la BCE, l’engagement auprès du grand public constitue également une priorité. Nous organisons régulièrement des événements impliquant directement le public, tels que les « Rencontres de la politique monétaire » (Monetary Policy Forums), qui s’apparentent aux « Fed listens » aux États-Unis. Une plus grande clarté et une plus grande transparence pour nos concitoyens contribuent également à mieux ancrer les anticipations d’inflation et nous permettent donc de mieux remplir notre mandat de stabilité des prix.

II. Comment rétablir la confiance ?

Par conséquent, permettez-moi de parler non seulement en tant que Gouverneur de la Banque de France, mais aussi comme ami dévoué de votre pays et européen convaincu. Il est plus que jamais crucial, outre-Atlantique, (1) de dire la vérité, (2) d’évaluer pleinement les dommages d’une guerre commerciale et (3) d’ouvrir la voie à un possible dialogue positif.

1) Dire la vérité

Nous, Européens, avons entendu avec surprise il y a quelques semaines que « l’UE [avait] été créée pour entuber les États-Unis ». Avec tout le respect que je vous dois, faisons un rappel historique. L’Union européenne a été créée après la Seconde Guerre mondiale pour ancrer durablement la paix, la démocratie et l’économie de marché en Europe. Ce sont trois valeurs américaines fondamentales, et cette Union a été légitimement fondée avec le soutien américain, comme l’a été la réconciliation franco-allemande, si difficile et si décisive. 

De plus, il est important de rétablir la vérité économique. Non le commerce international n’est pas un jeu à somme nulle, où ce qui est gagné par les uns est nécessairement perdu par les autres. C’est au contraire le moyen le plus efficace de s’enrichir ensemble, en échangeant des produits et services, des idées, des talents et des innovations. Et oui, notre lien transatlantique est profond, et il est équilibré et mutuellement gagnant. Les États-Unis et l’UE sont les deux plus grandes économies du monde, qui entretiennent une des plus importantes relations économiques bilatérales, pour un montant d’environ 900 milliards de dollars de biens et 800 milliards de dollars de services en 2023i. Si l’UE affiche un excédent au titre des échanges de biens avec les États-Unis (234 milliards de dollars en 2023), le déficit au titre des échanges de services s’est nettement accru ces dernières années (125 milliards de dollars en 2023)ii. Les flux nets des revenus primaires en faveur des entreprises américaines, qui se composent principalement de revenus d’investissement tels que les bénéfices et les rendements des actifs, contrebalancent également l’excédent des échanges de biens, entraînant in fine un compte des transactions courantes équilibré (19 milliards de dollars en 2023). Les droits de douane effectifs appliqués entre l’UE et les États-Unis étaient proches avant les évolutions récentes, l’UE imposant un droit de douane de 3,95 % sur les produits américains, tandis que les États-Unis appliquaient un droit de douane de 3,5 % sur les produits de l’UEiii. Et permettez-moi de rappeler une évidence : la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) n’est pas un droit de douane ; elle est prélevée sur la valeur finale des biens importés et de ceux produits dans le pays de manière égale, comme la taxe sur les ventes aux États-Unis. Les entreprises de l’UE et des États-Unis ont de longue date établi une présence solide en investissements sur leurs marchés respectifs. On estime que les filiales installées aux États-Unis et à participation majoritaire européenne employaient directement 5,3 millions de travailleurs américains en 2023iv. Les investisseurs basés en Europe jouent un rôle essentiel dans la force de l’économie américaine, représentant près de 50 % de l’ensemble des détentions étrangères de titres américains en 2023v

2) Les dommages potentiels d’une guerre commerciale sont immenses

Les nouvelles mesures annoncées, ainsi que l’imprévisibilité de plus en plus forte, constituent un choc négatif majeur pour l’économie mondiale, mais avant tout pour l’économie américaine.

Selon les analyses convergentes de plusieurs banques américaines et internationales et aujourd’hui du FMI, les États-Unis pourraient subir en 2025 une baisse de la croissance annuelle de l’ordre d’un point de pourcentage en moyenne et une hausse de l’inflation sous-jacente du même ordre. Mais ce qui est une mauvaise nouvelle pour les États-Unis est une mauvaise nouvelle pour tout le monde, et donc pour l’Europe. Selon de premières évaluations, l’impact direct à la baisse sur la croissance du PIB de la zone euro en 2025 pourrait être d’au moins un quart de point de pourcentage. Néanmoins, cela dépendra du résultat de la suspension pour 90 jours des tarifs réciproques. L’impact du choc sur l’inflation est plus incertain, mais pourrait être globalement négatif. Notre scénario central pour la France et la zone euro demeure celui d’une sortie de l’inflation, avec un retour à notre cible de 2 % – sans récession.

Les marchés financiers ont réagi de manière très négative à ces annonces de politique commerciale avec une combinaison inhabituelle d’une chute des indices boursiers américains, d’une hausse des rendements obligataires à long terme américains et d’une baisse généralisée de la valeur du dollar. L’incertitude économique pourrait possiblement menacer la stabilité financière. Des effets financiers aussi profondément négatifs résulteraient également des attaques contre l’indépendance et la crédibilité des banques centrales, comme nous l’avons vu très récemment.

Je ne veux pas dire que la dernière vague de mondialisation était un conte de fées : elle avait ses problèmes et ses déséquilibres, tant sociaux que financiers. Mais à l’évidence, le jeu perdant perdant actuel les accentuera et ne les résoudra en aucun cas.

3) Un dialogue positif est-il possible ?

Je continue d’espérer que oui, et permettez-moi de partager trois réflexions plus positives pour conclure :

a) Mettons à profit la pause de 90 jours pour négocier sérieusement. Le moindre mal économique serait en effet une négociation – la proposition européenne audacieuse d’une exemption de droits de douane totale et réciproque pour les biens industriels est déjà sur la table – puis une désescalade plutôt qu’une montée continue des droits de douane de part et d’autre de l’Atlantique. Jusqu’à présent, les Européens ont réagi avec une unité et un sang-froid remarquables. La Commission européenne a préparé une série de mesures en réponse – au cas où cela s’avérerait malheureusement nécessaire –, mais avec entrée en vigueur différée. Par ailleurs, l’Europe a tout intérêt à préserver un commerce ouvert avec un maximum de partenaires, des Amériques à l’Asie : la multiplication d’accords de libre-échange équilibrés – y compris le Mercosur – est une priorité stratégique.

b) L’Europe et la France doivent également devenir plus fortes. Comme je l’ai déjà dit en novembre dernier avec mon collègue allemand Joachim Nagelvi, le seul point positif de cette situation, c’est de sonner le réveil pour l’Europe. C’est bien sûr le cas en matière de défense. Mais également dans le domaine économique où nous avons le devoir et les moyens de mieux maîtriser notre destin. Nous avons besoin d’une mobilisation générale selon trois impératifs, 3 « i » pour prendre le meilleur de l’impressionnant succès de l’économie américaine, ou si l’on préfère, la taille multipliée par le muscle et par la vitesse. Premièrement, nous devons intégrer plus le marché unique. Cela signifie miser sur sa taille – il est aussi important en termes de PIB que celui des États-Unis – en supprimant les obstacles internes dans de nombreux domaines tels que les services et l’énergie. Il faut aussi investir mieux, en priorité dans les innovations de rupture les plus prometteuses, et en particulier celles liées à l’IA. Pour y parvenir, il nous faut développer le muscle financier grâce à une véritable Union pour l’épargne et l’investissement (UEI) orientant davantage notre abondante épargne privée vers les fonds propres et le capital-risque. Il faut enfin innover plus vite. L’Europe a besoin de simplification : moins de bureaucratie, de procédures et de délais. Mais simplifier n’est pas déréguler, l’approche européennevii restera ferme sur les objectifs, mais sera plus agile dans la conception. Et pour mettre en œuvre avec succès ces trois impératifs, il est urgent que nous disposions d’un calendrier contraignant, visible et pas trop lointain : un tel calendrier mobilisera toutes nos forces politiques et économiques comme, par le passé, le 1er janvier 1993 pour le marché unique et le 1er janvier 1999 pour la monnaie unique.

c) L’Europe et les États-Unis peuvent encore s’engager en faveur d’un « multilatéralisme pragmatique », davantage axé sur certains thèmes concrets d’intérêt commun, pour n’en citer que quelques-uns : la stabilité financière, les paiements transfrontières et les cryptoactifs, la cybersécurité, la lutte contre la criminalité financière et la prévention des événements climatiques extrêmes. Préservons les institutions multilatérales telles que le FMI et la Banque mondiale, fondées et accueillies dans ce grand pays, avec des ambitions plus ciblées. 

Je terminerai en citant Alexis de Tocqueville, un célèbre Français – vous vous souvenez sans doute de son ouvrage marquant « De la démocratie en Amérique » – qui a également eu le privilège de découvrir l’Amérique lors d’un voyage d’étude mémorable il y a deux cents ans. «  Il n’est rien de plus fécond en merveilles que l’art d’être libre »viii. J’ai évoqué des valeurs partagées de part et d’autre de l’Atlantique : une valeur cardinale, la liberté, est la force motrice derrière les performances économiques exceptionnelles de l’Amérique. Continuons autant que possible à la cultiver ensemble, au travers du commerce, de l’innovation et d’un dialogue solide ! Je vous remercie de votre attention. 

 

i Commission européenne (2025), EU trade relations with United States et calculs de la Banque de France
ii Données d’Eurostat et calculs de la Banque de France
iii American Chamber of Commerce for the EU (2025), Annual Survey of Jobs, Trade and Investment between the United States and Europe Amcham TAE 25 V6.indd
iv
American Chamber of Commerce for the EU (2025), Annual Survey of Jobs, Trade and Investment between the United States and Europe Amcham TAE 25 V6.indd
v US Treasury (2023), Foreign Portfolio Holdings of U.S. Securities, shla2023r.pdf
vi Nagel (J.), Villeroy de Galhau (F.) (2024), Notre appel commun pour un renouveau franco-allemand, 22 novembre.
vii Villeroy de Galhau (F.) (2025), Une approche européenne de la simplification : éviter trois idées fausses et proposer quelques jalons concrets, discours, 11 avril
viii Tocqueville (de) (A.) (1835), De la démocratie en Amérique.
 

Mise à jour le 23 Avril 2025