Discours

Notre système de paiement à l’heure des risques géopolitiques

Intervenant

Denis Beau Intervention

Denis Beau, Premier sous-gouverneur de la Banque de France

Mise en ligne le 18 Avril 2025

Denis Beau Intervention

Limoges, 18 avril 2025 

Discours de Denis Beau, Premier sous-gouverneur de la Banque de France

[Slide 1 de couverture]

  • Le secteur des paiements a connu d’importantes transformations au cours des dernières décennies, sous l’impulsion de la numérisation et de l’essor des nouvelles technologies. Si ces dernières sont porteuses d’opportunités, elles sont aussi porteuses de risques, dont les dimensions de stabilité financière et souveraineté sont amplifiées depuis l’installation de la nouvelle administration américaine et les bouleversements à l’ordre international que sa remise en question du multilatéralisme, ses orientations dé-régulatrices et protectionnistes sont susceptibles de provoquer. 
     
  • Dans ce contexte de forte incertitude et de chocs importants sur le système financier qu’il provoque depuis le début de ce mois, les autorités financières ont un rôle important à jouer pour apporter de la stabilité et de la confiance aux acteurs de l’économie et du système financier français et européens. La Banque de France a ainsi pour objectif, en cohérence avec ses mandats de stabilité monétaire et financière, outre d’assurer la stabilité des prix, de contribuer à maintenir un accès stable aux services financiers et en particulier au crédit et d’encourager innovation, diversification et maitrise des sources de financement de notre économie et des infrastructures sur lesquelles elles reposent, au premier rang desquelles figure notre système de paiement.
     
  • Dans ma présentation ce matin je voudrais d’abord rappeler les tendances et les défis principaux auxquels l’écosystème des paiements européens est confronté, pour vous présenter ensuite les leviers sur lesquels nous agissons à la Banque de France pour nous assurer de son efficacité, de la sécurité des systèmes et des moyens de paiements qu’il offre et pour contribuer au renforcement de la souveraineté de l’Europe sur son système de paiement. 

[Slide 2 - I. Tendances et défis pour la France et l’Europe des paiements]

I. La numérisation des paiements et ses enjeux  

A. L'écosystème des paiements connaît une numérisation rapide, liée notamment aux avancées technologiques

[Slide 3 : Un processus de numérisation rapide des paiements]

  • On observe, depuis un peu plus d’une décennie, un fort mouvement de numérisation et une dématérialisation croissante des moyens de paiement avec, en parallèle, une diminution de l'utilisation des espèces. La carte bancaire est ainsi, désormais, le moyen de paiement le plus utilisé au point de vente, avec plus de 48% des transactions en France en 2024. À l’inverse, le paiement en espèce diminue progressivement, pour atteindre 43 % des transactions au point de vente en France en 2024, alors qu’il atteignait 50 % en 2022 et même 68 % en 2016.
     
  • Ce mouvement s’est encore accéléré avec l’essor du commerce en ligne et la pandémie de la Covid. La part occupée par l’e-commerce dans le nombre de transactions a ainsi doublé entre 2019 et 2024, dans un mouvement accru par la crise sanitaire, pour atteindre un quart des transactions réalisées en France. Dans le même temps, le paiement sans contact et le paiement mobile ont connu un développement rapide, dans une évolution qui vise à faire de l’acte de paiement une action de plus en plus fluide, voire presque invisible pour le consommateur. Cette tendance est permise par le développement de nouvelles technologies qui sont venues moderniser les paiements, qu’il s’agisse de la technologie NFC (pour Near-Field-Communication) ou du QR code, qui ont permis de déployer les paiements sans contact. 
     
  • C’est dans ce contexte que sont apparus de nouveaux acteurs dans les paiements, dont la valeur ajoutée se fonde sur l’innovation technologique et qui viennent concurrencer les acteurs financiers historiques, comme les banques. Il s’agit à la fois des FinTechs mais également des acteurs ‘non-financiers’, à savoir des opérateurs télécoms, des prestataires techniques (spécialisés par exemple dans la tokenisation des données bancaires de la carte), et des BigTechs, notamment les GAFAM américains - ApplePay, GooglePay - qui dominent le marché des paiements mobiles, mais aussi des plateformes chinoises et coréennes comme AliPay ou WeChatPay.
     
  • L’essor de la tokenisation des instruments financiers, porté par l’utilisation des technologies de registre distribué (DLT) dont les blockchains, représente une opportunité importante pour nos marchés. Les bénéfices attendus sont significatifs : une accélération des échanges, une réduction des coûts opérationnels, et une transparence accrue des transactions. Toutefois, cette dynamique s’accompagne aujourd’hui d’un foisonnement d’initiatives DLT non coordonnées, donnant lieu à l’émergence de nouveaux actifs de règlement privés, au premier rang desquels les stablecoins. Ces initiatives sont portées par des acteurs et des dispositifs largement extra-européens et dont la monnaie de référence est le dollar. 
     

B. Les défis posés par les transformations du paysage des paiements

[Slide 4 : Enjeux et défis de la numérisation pour l’Europe des paiements]

  • Si la numérisation des moyens de paiement a apporté de nombreux bénéfices, en permettant notamment des paiements plus simples, rapides, pratiques et sécurisés, elle est aussi source de défis.
     
  • Le moindre recours aux espèces interroge d’abord la pérennité de certaines de leurs caractéristiques, en particulier la confidentialité, l’acceptation universelle et l’accessibilité, qui ne sont aujourd’hui pas disponibles dans l’espace numérique. En outre, l’accroissement du recours aux paiements via l’espace numérique questionne la place de la monnaie centrale, par opposition à la monnaie commerciale utilisée dans le cadre d’un paiement par carte, alors même que la monnaie centrale joue un rôle clé pour ancrer la confiance dans notre système monétaire. 
     
  • Par ailleurs, l’utilisation croissante de solutions dématérialisées a progressivement accru notre dépendance vis-à-vis d’acteurs non-européens (notamment aux États-Unis et en Chine) qui bénéficient déjà d’importants effets de réseaux, grâce en particulier à l’exploitation de larges bases de données et de clients, et qui détiennent certains standards propriétaires largement utilisés (Visa, Mastercard). Au-delà de la résilience opérationnelle, cette situation soulève des enjeux de concurrence, d’autonomie stratégique et de protection des données. Face à ces acteurs internationaux, les solutions de paiement européennes apparaissent très fragmentées et leur part de marché s’érode.1
     
  • La numérisation croissante des paiements crée également des défis pour le maintien d’un haut niveau de sécurité des paiements. On observe une complexification des schémas de fraude, qui s’appuient notamment sur la manipulation des payeurs et contournent les mécanismes d’authentification forte mis en place pour sécuriser les paiements numériques en Europe. En particulier, l’intelligence artificielle (IA) constitue un outil à double tranchant
     
  • L’IA est un facteur d’amplification du risque cyber et, dans les paiements, elle peut considérablement faciliter les escroqueries, par exemple au moyen de deepfakes. Mais cette technologie peut aussi devenir un allié essentiel dans la lutte contre la fraude, en permettant d'identifier plus efficacement et plus rapidement les schémas de fraude. Dans ce contexte, l’intégration de l’IA dans les modèles de lutte contre la fraude pourrait permettre de renforcer la sécurité des moyens de paiement numériques proposés au public.
     
  • On notera également que la numérisation est susceptible de s’étendre aux actifs financiers, dans le cadre d’un phénomène dit de « tokenisation » sans que pour l’instant des solutions de paiement bien adaptées et les plus sûres pour ces transactions financières ne soient disponibles. Ainsi, sans solution de paiement en monnaie de banque centrale pour ces transactions dite de « gros » ou « wholesale », des solutions privées extra-européennes pourraient s’imposer et en particulier les stablecoins. Or, la quasi-totalité des stablecoins se réfère aujourd’hui au dollar, dont l’émission aux États-Unis ne s’inscrit à ce stade dans aucun cadre règlementaire fédéral protecteur. Si la tokenisation des actifs financiers devait prendre de l’ampleur, l’absence de solution de paiement en monnaie de banque centrale en euro pourrait donc menacer le rôle d’ancrage de la monnaie de banque centrale dans notre architecture monétaire pour l’euro, avec des conséquences adverses concrètes : une augmentation des risques de contrepartie et de liquidité, une fragmentation accrue du règlement, et in fine, une perte de souveraineté et une fragilisation de la stabilité financière.
     
  • Dans ce contexte, les positions récentes prises par la nouvelle administration américaine, et notamment l’adoption le 23 janvier dernier d’un décret présidentiel sont de nature à amplifier ces risques car (i) il interdit tous les travaux liés au développement d’une nouvelle forme de monnaie centrale adaptée aux évolutions technologues (ii) promeut le développement de stablecoins adossés au dollar ; et (iii) encourage les citoyens et les entreprises à utiliser des blockchains publiques. Cette nouvelle orientation politique renforce la nécessité pour l’Europe de préserver sa souveraineté monétaire, ce qui implique pour cela, de développer sa souveraineté en matière de paiement.
     

II. Pour répondre à ces défis, la Banque de France utilise plusieurs leviers d’action complémentaires

[Slide 5 : Transition – Deux réponses complémentaires : encadrer/accompagner et innover.]

A. L’adaptation des cadres réglementaires et l’accompagnement de l’innovation dans un cadre de confiance

[Slide 6 : Adapter les cadres réglementaires à l’échelle nationale et internationale]

  • La Banque de France promeut en premier lieu l’adoption de cadres réglementaires à la fois clairs, harmonisés et équilibrés, afin de permettre à l'innovation de prospérer dans un cadre de confiance favorable à leur déploiement durable. Elle soutient ainsi et contribue au développement de cadres qui visent notamment à garantir :
    • Le maintien de conditions de concurrence équitable entre acteurs. L’ouverture de l’accès aux antennes NFC sur les iPhones à d’autres opérateurs qu’Apple a ainsi été rendue possible au niveau européen, afin de permettre une meilleure concurrence. 
    • L’adaptation aux évolutions technologiques pour accompagner le développement de nouveaux acteurs, tout en veillant à ce qu'ils fassent l'objet d'une régulation adéquate, selon le principe « même activité, même risque, même régulation ». Cette approche a présidé à la mise en place du règlement MiCA, qui harmonise les règles applicables aux prestataires de services de crypto-actifs, leur permettant de se développer tout en veillant à ce que les risques pour les utilisateurs et le système financier soient correctement maîtrisés. 
    • La protection des consommateurs. Telle était, par exemple, l'ambition de la deuxième directive européenne sur les services de paiement (DSP2) qui a introduit l'authentification forte du client (ou « strong customer authentication », SCA), qui permet de payer de façon plus sécurisée. Le règlement sur les virements instantanés (ou « instant payment regulation », IPR) suit la même logique, exigeant des prestataires de services de paiement (PSP) qu'ils mettent en place des mesures de protection contre la fraude (par exemple, avec la vérification entre le nom du bénéficiaire et le numéro de l’IBAN) afin de garantir que le développement des paiements instantanés se fasse de manière ordonnée.
       

[Slide 7 : Renforcer la sécurité des moyens de paiement]

  • Dans le cadre de sa mission statutaire qui consiste à s’assurer de la sécurité des moyens de paiement, les services de la Banque de France accompagnent l’innovation en veillant à ce qu’elle ne compromette pas le renforcement de la sécurité des moyens de paiements. Dans le cadre de l’Observatoire de la sécurité des moyens de paiement (OSMP) sont ainsi menées à la fois :
     
    • Des actions de communication vis-à-vis du grand public, comme celle intitulée « ne donnez jamais ces données », relayées par différents médias audiovisuels et radios, visant à alerter sur le caractère personnel des mots de passe notamment, 
       
    • Des actions visant au développement d’une coopération accrue avec les autorités de protection des données, de cyber-sécurité et les télécommunications pour contenir la fraude de la façon la plus globale possible.

[Slide 8 : Favoriser l’innovation par un soutien aux initiatives privées]

  • Le soutien à l’innovation vise également à veiller à ce que les initiatives privées contribuent à renforcer la souveraineté européenne sur le système de paiement de l’euro : 
    • À l’échelle nationale, ce soutien vise à conforter le positionnement de solutions françaises de paiement performantes, telles que le groupement « Cartes Bancaires », qui fait l’objet d’un soutien explicite dans le cadre de la nouvelle stratégie nationale des moyens de paiement pour 2025-2030, publiée dans le cadre du Comité national des moyens de paiement (CNMP), en octobre dernier.
       
    • À l’échelle européenne, les solutions à portée pan-européenne, comme EPI, sont particulièrement soutenues. EPI a lancé le portefeuille de paiement numérique « Wero » pour payer de façon instantanée à travers cinq pays européens (France, Allemagne, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas) à l’automne dernier pour les consommateurs. Cette initiative, dont l'ambition est paneuropéenne, peut favoriser la concurrence et renforcer l'autonomie stratégique de l'Europe dans le domaine des paiements de détail.

B. La mise à disposition de nouveaux services en monnaie de banque centrale pour préserver le rôle clé de celle-ci dans un contexte de numérisation

Parallèlement à l’encadrement et l’accompagnement des initiatives privées, la Banque de France contribue résolument et fortement aux travaux de l’Eurosystème sur l’évolution des services qu’il offre en monnaie de banque centrale, au travers des projets de monnaie numérique de banque centrale, tant pour les usages de détail que pour les transactions de « gros », dont l’importance stratégique a considérablement cru pour assurer la souveraineté européenne sur son système de paiement depuis le changement de politique initiée par la nouvelle administration aux États-Unis que j’ai mentionné il y a quelques minutes.

[Slide 9 : Innover avec l’euro numérique, une solution de paiement européenne] 

1. L’euro numérique

  • Dans le contexte d'une forte dépendance aux solutions et réseaux de paiement américains, la Banque de France soutient ainsi et participe pleinement au projet d'euro numérique conduit par l’Eurosystème, qui constituera une alternative publique préservant la liberté de choix des moyens de paiement, la souveraineté et la concurrence en zone euro.
     
  • L’euro numérique vise à mettre à disposition de chacun, dans l’espace des paiements numériques, un « billet numérique » qui reprenne les principaux attributs du billet « physique ». Son mécanisme hors ligne offrira une confidentialité comparable à celle des espèces et sera un gage de résilience. Son utilisation sera gratuite pour les particuliers. Ses caractéristiques seront propices à l’inclusion financière et numérique, y compris pour les personnes non bancarisées ou qui n’ont pas de smartphone. Il s’agira également d’une nouvelle forme de monnaie publique, qui permettra de préserver le rôle d’ancrage de la monnaie centrale et la confiance dans notre monnaie unique.
     
  • L’euro numérique vise également à renforcer l’intégration et l’autonomie stratégique européenne sur les paiements grâce au cours légal dont il devrait être doté et qui le rendra utilisable partout en zone euro, dans tous les contextes. Il sera également fondé sur des standards ouverts et harmonisés, sur lesquels les solutions de paiement privées telles que Wero pourront s’appuyer pour étendre leur portée. De ce fait, l’euro numérique vise à soutenir le développement de solutions privées, sous gouvernance européenne, utilisables partout en zone euro – alors que la plupart des solutions sont aujourd’hui cantonnées à certains pays ou à certains cas d’usage.
     
  • L’Eurosystème mène actuellement une phase de préparation jusqu’à la fin de l’année 2025. Dans le même temps, un débat démocratique a lieu au niveau européen pour définir, par un texte juridique, les conditions dans lesquelles l’euro numérique pourra être utilisé. Une décision d’émission pourra être prise une fois que ce texte aura été voté par le Parlement européen et le Conseil.

[Slide 10 : De la MNBC interbancaire à un shared ledger européen]

2. La monnaie numérique de banque centrale interbancaire

  • À l’ère du développement des actifs tokenisés, la Banque de France est également fortement engagée dans le projet de mise à disposition d’une solution de paiement en monnaie de banque centrale qui inclue sa mise à disposition sous forme également tokenisée, ce qui est appelé une MNBC « de gros ». 
     
  • La Banque de France s’est résolument engagée dans cette voie dès 2020, en jouant un rôle de pionnier à l’échelle européenne avec un programme d’expérimentations conduites entre 2020 et 2022 en partenariat avec des acteurs variés du secteur privé et institutionnel. Ce travail, lors duquel la Banque de France a pu développer et tester sa propre blockchain (DL3S), a été relayé par ceux de l’Eurosystème en 2024, lesquels ont permis de tester trois solutions de règlement en monnaie centrale d’actifs tokenisés à travers une quarantaine d’expérimentations.
     
  • Fort des enseignements de ces expérimentations et de la demande pour une adaptation des services en monnaie de banque centrale qu’elles ont confirmée, le Conseil des gouverneurs de la BCE a décidé, en février 2025, de mettre rapidement à disposition un service de règlement en monnaie de banque centrale adapté pour les actifs tokenisés, qui inclura une monnaie sous forme de token, une monnaie digitale de BC « de gros » 
     
  • Cette décision ouvre en outre la voie à une réflexion sur la construction d’un registre partagé européen ou « shared ledger » qui permettrait d’adapter les infrastructures de paiement européennes à l’ère numérique dans une logique de souveraineté. En fournissant une alternative crédible aux offres non-européennes, en s’appuyant sur un cadre juridique et réglementaire harmonisé, un registre partagé européen pourrait soutenir l’intégration financière au sein de l’Union et contribuer à renforcer la résilience et l’attractivité de notre place financière. 

Conclusion : vous l’aurez compris, comme banque centrale chargée de veiller à la stabilité monétaire et financière, et notamment à la sécurité et l’efficacité des systèmes et moyens de paiement pour l’euro, la Banque de France est engagée pleinement dans le suivi, la compréhension et l’accompagnement des transformations importantes du paysage des paiements en cours. Ces transformations ont pris une portée stratégique majeure pour la souveraineté monétaire des pays de la zone euro au cours de la période récente. Elle appelle une mobilisation de tous les acteurs européens concernés pour y répondre de façon appropriée et suffisante. Cela passe par le développement de solutions de paiement pan-européenne publiques et privées sûres, performantes et qui contribue à la souveraineté européenne sur son système de paiement. Comme autorité de surveillance et comme fournisseur de services en monnaie de banque centrale nous sommes déterminés à y prendre toute notre part. 

[Slide 11 : Merci de votre attention]
 

1 Voir p.ex. la publication récente de la BCE sur le sujet : Report on card schemes and processors

 

Mise à jour le 18 Avril 2025