Discours

Les services financiers : le mystérieux écart européen

Intervenant

François Villeroy de Galhau – Interventions

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

Mise en ligne le 4 Septembre 2024

François Villeroy de Galhau – Interventions

Réunions annuelles de Bruegel – Bruxelles, 4 septembre 2024
Discours de François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
 

Mesdames et Messieurs, 

Je suis ravi de me trouver en aussi bonne compagnie cet après-midi à Bruxelles et je souhaiterais profiter de cette occasion pour remercier très chaleureusement Bruegel pour ses travaux et pour son mémo sur les services financiers de l’UE. Ce sujet est essentiel pour le futur de l’économie européenne et, plus généralement, pour la souveraineté européenne. Il est cependant marqué par un écart mystérieux et croissant : plus nous avons de raisons d’avancer dans le domaine des services financiers, moins nous réalisons de progrès (I). Afin de combler cet écart, trois mesures principales semblent particulièrement pertinentes (II).

I. Un écart mystérieux et croissant

Je commencerai par rappeler quatre raisons majeures pour lesquelles l’Europe doit se remettre à avancer.  Premièrement, l’Europe accuse toujours un retard en termes de dynamisme économique. Au cours des vingt-cinq dernières années, le PIB par habitant a enregistré une augmentation cumulée de 25 % en Europe, contre 38 % aux États-Unis.

Image European economy and finance vis-à-vis the United States Thématique Economy Catégorie Speech
The European economy and finance vis-à-vis the United States

Cette situation a une cause première, « schumpétérienne » : un retard en matière d’innovation i, et elle est associée à une bien moindre puissance financière en dépit d’un marché de taille assez comparable. Deuxièmement, alors que le changement climatique a malheureusement semblé dernièrement moins prioritaire dans les instances internationales, la nécessité d’y répondre devient plus urgente. Des études publiées cette année suggèrent que les dommages liés aux risques physiques chroniques pourraient représenter 15 % du PIB d’ici 2050, soit davantage que les 5 % estimés jusqu’à présent ii. Troisièmement, la dette et les déficits publics demeurent très élevés dans certains grands pays de l’UE. Dans ce contexte, il est impératif de mieux mobiliser notre abondante épargne privée afin de financer les investissements nécessaires. Quatrièmement, les tensions géopolitiques et les incertitudes politiques demeurent à un niveau élevé et rendent nécessaire une plus grande autonomie économique et financière de l’Europe.

Dans le même temps, nous avons tardé à prendre des mesures permettant d’améliorer les services financiers européens. Si nous disposons d’une Union de supervision – nous célébrons cette année le dixième anniversaire de cet immense succès iii –, nous n’avons pas de véritable Union bancaire. Au-delà de la supervision, comment se remettre à progresser sur les deux autres piliers institutionnels ? S’agissant du deuxième pilier, c’est-à-dire la résolution, nous ne devons pas courir le risque de consacrer des procédures nationales hétérogènes, et in fine des variations significatives s’agissant du recours au financement externe. En ce qui concerne le troisième pilier, en raison du blocage actuel s’agissant d’un véritable mécanisme européen de garantie des dépôts (European deposit insurance scheme, EDIS), il nous appartient de trouver des alternatives, j’y reviendrai plus tard. 

En outre, sans grandes banques européennes opérant à l’échelle de la zone euro, l’Union bancaire a peu de substance. Les autorités ne peuvent pas, seules, faire exister ces banques, mais nous devons veiller à ne pas entraver leur développement. Au cours des dix dernières années, les fusions transfrontières au sein de la zone euro ont été rares, limitées et tout sauf transformatrices iv. Même sur les marchés financiers européens de gros, où l’intégration financière est effective, les banques européennes n’arrivent pas en tête : parmi les dix premières banques générant la majeure partie des commissions liées aux activités de banque d’investissement, on dénombre seulement trois banques relevant du MSU, qui représentent 29 % de ces commissions, tandis que les banques américaines contribuent pour 55 % des revenus tirés des activités de banque d’investissement. S’agissant de l’Union des marchés des capitaux (UMC), qui a été promue depuis dix ans, elle s’est avérée insuffisamment mobilisatrice   politiquement. 

Cet écart entre les raisons d’agir et les avancées réalisées demeure un peu un mystère. Selon une prédiction célèbre de Jean Monnet, l’Europe ne se ferait que dans les crises vi, or l’Europe n’a pas été confrontée à une crise financière depuis 2012 – ce qui, en soi, est évidemment une bonne nouvelle. Toutefois, le comble du paradoxe serait que la sécurité financière créée par notre Union de supervision efficace empêche l’Europe d’aller de l’avant vers une Union bancaire efficace. Pour passer à la vitesse supérieure et stimuler les investissements dans les secteurs prioritaires pour la croissance et l’innovation à long terme en Europe, permettez-moi de partager aujourd’hui trois idées clés et relativement nouvelles.

II. Trois idées nouvelles pour combler l’écart

1) Un modèle hybride pour la garantie des dépôts

Premièrement, en ce qui concerne le troisième pilier de l’Union bancaire, nous devons élaborer des solutions plus ciblées qu’un véritable EDIS. Pour reprendre les termes de mon collègue allemand, Joachim Nagel vii, « un modèle hybride présenterait de multiples avantages par rapport à un modèle centralisé, purement européen ». En gardant cela à l’esprit, nous pourrions en effet maintenir les systèmes nationaux actuels et leurs processus de décision autonomes, comme le permet la directive relative aux systèmes de garantie des dépôts. Par conséquent, en parfaite conformité avec le principe de subsidiarité, nous pourrions bâtir un dispositif de soutien européen pour les systèmes de garantie des dépôts, qui tiendrait lieu de filet de sécurité pour la liquidité lorsque les ressources propres de l’un de ces systèmes seraient excessivement sollicitées.

Je soutiens cette idée, à condition de préciser que ce système européen devrait compléter les ressources des systèmes de garantie des dépôts dans leur rôle traditionnel : des interventions destinées à indemniser les déposants garantis d’une banque défaillante. Soutenir d’autres types d’interventions des systèmes de garantie des dépôts poserait problème, car ils sont moins harmonisés et pourraient être élargis par la révision en cours du cadre pour la gestion des crises bancaires et la garantie des dépôts. Introduire ce nouveau filet de sécurité commun contribuerait largement à la stabilité financière dans tous les États membres participants. Et cela ouvrirait la voie à de nouvelles discussions concernant les dérogations et l’intégration transfrontière, essentielles à la réalisation de l’Union bancaire. 

2) Recentrer le but et le contenu de l’Union des marchés des capitaux

Deuxièmement, en ce qui concerne l’Union des marchés des capitaux, l’objectif est aujourd’hui très clair : nous devons débloquer les financements nécessaires à la double transformation de l’Europe – écologique et numérique – et veiller à ce qu’ils soient alloués de manière efficace.
 

Image European investment need,s and private resources Thématique Economy Catégorie Speech
European investment needs, and private resources

Adopter un tel objectif d’allocation plutôt que de se contenter d’une stabilisation invite à rebaptiser l’Union des marchés de capitaux en Union pour l’épargne et l’investissement, afin de refléter cet objectif supérieur. Et s’agissant de son contenu, nous devons recentrer nos efforts et remplacer une longue liste de détails techniques par une courte liste de points importants viii – titrisation verte, capital-risque, supervision.

Concrètement, la mise en œuvre de la titrisation verte pourrait accroître la capacité de financement de projets verts par les banques à hauteur de plusieurs centaines de milliards d’euros par an ; elle pourrait être accélérée par la création d’une plateforme européenne commune d’émission, voire par des dispositifs publics incitatifs comme une garantie européenne. Comme le préconise le mémo de Bruegel ix, notre transformation écologique pourrait également bénéficier d’une clarification des termes de « finance durable » et de « finance de transition » dans le cadre juridique de l’UE. S’agissant du capital-risque, nous devrions développer un partenariat public-privé plus ambitieux avec des co-investissements pari passu, autour de la Banque européenne d’investissement, en particulier afin de combler l’écart de financement pour les start-ups atteignant un niveau de développement avancé (scale-up companies) x. Je rejoins également votre mémo pour plaider en faveur d’une supervision réellement européenne, sur le modèle de la SEC américaine ou du MSU en Europe pour les banques. L’ESMA pourrait ainsi exercer une surveillance unique ou au moins conjointement avec les autorités nationales pour des acteurs transfrontières ayant acquis une importance systémique, y compris certaines infrastructures de marché : dépositaires centraux de titres et chambres de compensation.

3) Une stratégie de souveraineté européenne innovante en matière de paiements

Les paiements ont trop souvent été perçus comme un sujet technique, ennuyeux et relevant du back office.

Image The current payment landscape Thématique Economy Catégorie Speech
The current payment landscape

Nous devons absolument faire évoluer notre regard : ce domaine est très innovant et de plus en plus concurrentiel à l’échelle mondiale. Une stratégie européenne dans ce domaine pourrait redonner de l’élan à l’Union bancaire et à l’Union des marchés des capitaux. J’évoquerai d’abord les paiements de détail, pour lesquels nous devons remédier à la fragmentation et accroître notre autonomie stratégique. Pour atteindre cet objectif ambitieux, l’Eurosystème salue des initiatives privées telles que l’initiative européenne pour les paiements (European Payments Initiative - EPI), et devrait concentrer ses propres efforts sur le « dernier kilomètre » ; nous avons TIPS, mais nous n’avons pas encore de solutions de paiement front-end harmonisées. Certains pays, dont le Brésil et l’Inde, ont relevé ce défi en améliorant les systèmes de paiement rapide. Dans la zone euro, le projet d’euro numérique pourrait également être utile à cet égard.

De plus, conformément à la feuille de route du G20, nous devons réduire les frictions, les retards et les coûts dans les paiements transfrontières, y compris en interconnectant TIPS avec d’autres systèmes de paiement rapide.
 

Image Envisioning the future of detail payments Thématique Economy Catégorie Speech
Envisioning the future of retail payments

Sur les marchés financiers et de gros, nous devrions développer un nouveau type d’infrastructure de marché pour répondre à la demande croissante de tokenisation de la finance. C’est pourquoi nous devons étudier la possibilité d’un registre unifié européen reposant sur la technologie des registres distribués (DLT), c’est-à-dire une nouvelle infrastructure publique-privée construite autour d’un registre distribué qui inclurait une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) de gros, de la monnaie de banque commerciale tokenisée et des instruments financiers tokenisés, puis un éventuel euro numérique. Cette infrastructure partagée permettrait d’optimiser les transactions, de réduire les risques et les coûts et ainsi de favoriser l’Union des marchés des capitaux tout en préservant le système financier à deux niveaux.

Image An innovative phased approach to support EU strategic autonomy in payments Thématique Economy Catégorie Speech
An innovative phased approach to support EU strategic autonomy in payments

La transition vers un registre unifié ne devrait toutefois pas être un « big bang », les services TARGET fournissant déjà actuellement des services de pointe en Europe pour la plupart des cas d’usage. Une approche par étapes pourrait commencer par une MNBC de gros pour certains compartiments de marché reposant actuellement en grande partie sur des processus manuels et domestiques ; il serait progressivement ouvert à une gamme plus large d’actifs tokenisés et d’opérations transfrontières.

Permettez-moi de conclure en empruntant la devise des Jeux olympiques et paralympiques, qui se déroulent cet été à Paris : nous devons mener les services financiers européens « plus vite, plus haut et plus fort ensemble »xi. Pour y parvenir, nous devons combler l’écart quelque peu mystérieux qui existe entre nos objectifs et nos moyens. Les trois idées que j’ai avancées pourraient constituer des leviers essentiels sur la voie d’une véritable « Union pour l’épargne et l’investissement » européenne. Je vous remercie de votre attention. 
 

 

iCelui-ci est illustré par ces chiffres éloquents : aux États-Unis, les industries de haute technologie, soutenues par un écosystème du capital-risque dynamique, représentent 85 % de la R&D privée. Dans l’UE, en revanche, les industries de technologie moyenne – en particulier l’industrie automobile – continuent d’absorber environ 50 % de la R&D privée ((Fuest (C.), Gros (D.), Mengel (P.-L.), Presidente (G.), Tirole (J.), EU Innovation Policy – How to Escape the Middle Technology Trap, European Policy Analysis Group, Report, 14 mai 2024).
iiVilleroy de Galhau (F.), Économie du climat : du voile d’incertitude aux trois convictions pour l’action, discours, 25 juin 2024
iiiVilleroy de Galhau (F.), Dix ans du MSU  de grandes réalisations, et de nouveaux voyages à accomplir, discours, 24 juin 2024
ivBCE, Financial Integration and Structure in the Euro Area, juin 2024
vArnold (N.), Claveres (G.), Frie (J.), Stepping Up Venture Capital to Finance Innovation in Europe, IMF Working Paper No 2024/146, juillet 2024
viMonnet (J.), « J’ai toujours pensé que l’Europe se ferait dans les crises, et qu’elle serait la somme des solutions qu’on apporterait à ces crises », Mémoires, 1976, p. 488
viiNagel (J.), Monetary union, capital markets union, banking union – a triad for Europe’s prosperity and resilience, discours, 23 avril 2024
viiiVilleroy de Galhau (F.), Lettre au Président de la République – La France and l’Europe : de la gestion des crises à une ambition de plus long terme, 21 avril 2024
ixMerler (S.), Véron (N.), Memo to the commissioner responsible for financial services, Bruegel, 4 septembre 2024
xBanque européenne d’investissement, The scale-up gap – Financial market constraints holding back innovative firms in the European Union, EIB Thematic Studies, juillet 2024
xi« Citius, Altius, Fortius – Communiter »
 

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Mise à jour le 4 Septembre 2024