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Le système monétaire international est-il « injuste » ?
Intervenant

Agnès Bénassy-Quéré, Seconde sous-gouverneure de la Banque de France
Mise en ligne le 19 Mars 2025

Tribune d'Agnès Bénassy-Quéré, Seconde sous-gouverneure de la Banque de France.
Mars 2025
L’insatisfaction attribuée à la nouvelle administration Trump vis-à-vis du système monétaire international, si l’on suit le nouveau chef des conseillers économiques du Président (Miran, 2024), a plongé les experts dans la perplexité. On s’était accoutumé au « privilège exorbitant » du dollar, selon la célèbre formule de Valéry Giscard d’Estaing en 1965 : le Trésor étatsunien fournit au reste du monde un actif sûr et liquide, permettant de mettre de l’huile dans les rouages de la finance mondiale ; outre les gains de seigneuriage (le billet vert ne rapporte aucun intérêt à son détenteur), les États-Unis bénéficient d’une capacité à s’endetter dans leur propre monnaie, sans risque de change et à taux faible relativement à l’énormité de la dette publique étatsunienne – plus de 35 000 milliards de dollars à fin-2024, soit plus du tiers du PIB mondial.
Comme l’ont montré Pierre-Olivier Gourinchas et Hélène Rey dans un article de 2007, le bilan de la nation américaine fait du pays un « banquier mondial », voire un fonds de capital-risque avec, à l’actif, des investissements risqués et rémunérateurs, et au passif, des obligations non risquées, faiblement rémunérées. En temps normal, ce profil est gagnant. En temps de crise, toutefois, l’actif est dévalorisé tandis que le passif reste inchangé. Et les deux auteurs de conclure, à l’époque, qu’au « privilège exorbitant » est associée une « obligation exorbitante » : absorber des pertes financières en période de crise, comme le ferait une société d’assurance (Gourinchas et Rey, 2022). Sur le long terme, toutefois, le rendement de l’actif dépasse le rendement du passif, de sorte que la position extérieure nette des États-Unis (actif moins passif) diminue moins que le cumul des déficits commerciaux.
Stephen Miran trouve « injuste » ce système monétaire international, car il empêcherait le déficit extérieur courant des États-Unis de se résorber. En effet, l’économie américaine croissant moins vite que celle du reste du monde du fait de l’essor des pays émergents, la demande mondiale d’actifs liquides en dollar augmente plus vite que la taille de l’économie américaine. Ce dynamisme de la demande maintient le dollar à un niveau trop élevé au regard du déficit à résorber, et les taux d’intérêt à un niveau trop bas pour décourager les emprunteurs étatsuniens, privés comme publics, de s’endetter encore davantage.
Le phénomène est bien connu. Dès les années 1950, l’économiste belge Robert Triffin en avait pointé les dangers : l’absence de contrainte fait que, fatalement, les États-Unis vont émettre trop de dettes. Dans les années 1950, le risque était une crise de convertibilité-or, ce qui s’est d’ailleurs produit en 1971. En régime de change flexible, le dollar peut être soutenu par la demande jusqu’à un certain seuil d’endettement au-delà duquel la confiance s’effondre (Fahri et Maggiori, 2017).
Usuellement, les économistes mesurent le caractère plus ou moins « juste » d’un régime au regard du bien-être qu’il procure aux ménages, en moyenne et en dispersion autour de la moyenne (inégalités). L’analyse traditionnelle du « privilège exorbitant » est conforme à cette grille d’analyse : le système monétaire international (SMI) centré sur le dollar permet aux États-Unis d’engranger des rendements nets sur longue période. Le fait qu’il maintienne le dollar à un niveau élevé au regard de l’endettement soutient le pouvoir d’achat des ménages. La désindustrialisation peut-elle modifier cette grille de lecture ? Le plein-emploi cache en effet une raréfaction relative des « bons emplois », stables et bien payés. Mais il est loin d’être certain que le SMI soit à l’origine d’un phénomène commun à de nombreuses économies avancées (graphique).
Graphique : part de l’emploi industriel dans l’emploi total

Par ailleurs, le rôle international du dollar offre aux États-Unis un exceptionnel levier de pression internationale au moyen de l’extraterritorialité : où qu’elle se déroule, une transaction en dollar est considérée par la justice américaine comme relevant de son champ d’action. Cet avantage géopolitique ne se traduit pas directement par des gains de pouvoir d’achat ou de « bons » emplois. Toutefois, Stephen Miran reconnaît lui-même que c’est un avantage considérable dans les négociations internationales.
Incongruité d’un SMI dominé par le dollar
Durant les années 2000 et 2010, nombreuses ont été les critiques d’un SMI toujours centré sur le dollar, en décalage avec une économie mondiale de plus en plus multipolaire. En 2009, le Gouverneur Zhou (Banque centrale du Peuple chinois) pointait l’impossibilité, pour le pays émetteur de la monnaie internationale, de poursuivre des objectifs internes tout en assurant la stabilité financière internationale. La solution proposée par Zhou était de donner aux Droits de Tirage Spéciaux (DTS), créés en 1969, une place centrale dans le SMI. Cela permettrait de déconnecter la fourniture de liquidité au niveau mondial du rythme d’endettement d’une économie particulière.
Une autre solution serait l’émergence d’autres monnaies internationales en complément du dollar, ce qui accroîtrait le volume de liquidités internationales sans s’appuyer sur un seul pays. Le choix offert aux marchés entre plusieurs monnaies pour conserver des liquidités et pour régler les transactions imposerait une discipline à leurs émetteurs et permettrait ainsi d’atténuer le dilemme de Triffin (Farhi, Gourinchas et Rey, 2011). Si le Japon, la zone euro et la Chine ont, successivement ou parallèlement, tenté de développer le rôle international de leurs monnaies respectives, l’inertie liée aux économies d’échelle et aux effets de réseau a continué de bénéficier au dollar, resté dominant jusqu’à aujourd’hui.
Le développement de l’euro ou du renminbi comme monnaie internationale supposerait d’émettre en grande quantité un actif homogène, liquide et sûr, équivalent des obligations du Trésor
étatsunien, et de le vendre sur l’ensemble de la planète financière. Dans le cas de la Chine, cela exigerait, outre une sécurisation du droit des contrats, de libéraliser complètement les flux de capitaux, notamment sortants, afin que l’épargne abondante des ménages chinois puisse s’investir à l’étranger tandis que le reste du monde investirait en Chine, la différence des deux flux étant égale à l’excédent courant de la Chine. Une perspective encore un peu lointaine.
La zone euro est mieux positionnée, avec une sécurité des contrats et une liberté des flux de capitaux déjà acquises. Jusqu’ici, l’internationalisation de l’euro s’est trouvée ralentie par un système financier fragmenté et l’absence d’ « actif sûr » en quantité suffisante, pouvant rivaliser avec les titres du Trésor américain. Or, les choses pourraient changer sur les deux tableaux.
D’un côté, la défragmentation du marché financier européen est une priorité européenne, dans le cadre de l’Union pour l’épargne et l’investissement avec, notamment, une supervision unique des marchés. De l’autre, la perspective d’un coûteux réarmement en Europe pourrait ouvrir la voie à une nouvelle émission de dette européenne. En parallèle, le rapprochement des gisements en euros existants et, aujourd’hui, émis séparément par l’Union européenne (689 Mds€), le Fonds européen de stabilité financière (211 Mds€), le Mécanisme européen de stabilité (78 Mds€), voire la Banque européenne d’investissement (298 Mds€) permettrait de constituer un stock d’actifs sûrs significatif.
À plus long terme, les incertitudes géopolitiques et climatiques pourraient amener les Européens à financer en commun une part croissante de leurs investissements publics, via un budget européen plus substantiel et l’émission de dette européenne. Conditionnellement au respect des règles budgétaires européennes, les dettes publiques des grands pays de la zone euro continueront d’offrir aux marchés de proches substituts à une véritable dette européenne.
À la suite de Ragnar Nurkse (1944), une multipolarisation du SMI est parfois jugée risquée, les marchés pouvant à tout moment basculer d’une monnaie vers une autre. Cette potentielle instabilité des choix d’allocation de portefeuille doit cependant être mise en regard de deux facteurs de stabilisation : (i) l’atténuation du dilemme de Triffin (par multiplication des sources de liquidité) et (ii) le recouvrement d’un instrument d’ajustement du déficit américain : n’étant plus incontournable, le dollar pourrait enfin servir de variable d’ajustement pour la balance des paiements américaine (Bénassy-Quéré et Forouheshfar, 2015).
Charles Kindleberger (1973) a introduit le concept de « stabilité hégémonique » : la puissance dominante ayant intérêt à pérenniser le statu quo, elle va faire en sorte d’éviter une crise. En pratique, la Réserve fédérale américaine agit comme un prêteur en dernier ressort pour le monde entier, via ses lignes de swap et de prise en pension développées avec les autres banques centrales : en cas de pénurie de dollars, la Fed offre des dollars pour une période déterminée, contre d’autres monnaies ou contre des titres de dette du gouvernement fédéral qui sont déposés en garantie. Cette solidarité entre banques centrales est essentielle, et elle a bien fonctionné durant la crise financière mondiale de 2008. Cependant, cette « stabilité hégémonique » n’a pas permis d’éviter la crise qui, comme cela est aujourd’hui bien documenté, trouve son origine dans un endettement excessif aux États-Unis.
Quid d’un accord de Mar-a-Lago ?
Dans son essai publié en novembre 2024, Stephen Miran propose de résoudre le problème du SMI non par une évolution structurelle (DTS, multipolarisation), mais par un accord international de type Plaza (1985). Lors d’une réunion restée célèbre à l’hôtel Plaza de New York, les États-Unis, le Japon, le Royaume-Uni, l’Allemagne de l’ouest et la France s’étaient entendus pour stopper, par des interventions concertées sur le marché des changes, l’ascension du dollar, dont la valeur avait doublé en 5 ans. C’était une autre époque, au début de la mondialisation financière (voir le livre publié par le Peterson Institute pour le trentième anniversaire de l’accord du Plaza). Quarante ans plus tard, Stephan Miran prescrit de nouveau de faire baisser la valeur du dollar par des interventions de change coordonnées. Afin de faire baisser le dollar tout en sécurisant le financement du déficit budgétaire, il propose que les ventes coordonnées de dollars soient en partie compensées par des achats de titres à très long terme (100 ans), voire des titres perpétuels. Pour convaincre les autres pays d’obtempérer, il préconise d’utiliser l’arme des droits de douane.
En 1971, Richard Nixon avait déjà utilisé cette arme pour forcer ses partenaires à réévaluer leurs monnaies. Miran reconnaît que, si les partenaires n’obtempèrent pas immédiatement, alors la hausse des tarifs fera monter le dollar, mais il considère que ce sera transitoire – l’objectif in fine est bien une dépréciation du dollar, qui se substituerait aux droits de douane préalablement mis en œuvre. Alternativement, il suggère d’imposer un « droit d’usage » sur les détentions d’obligations du Trésor étatsunien à l’étranger, ce qui aurait l’avantage de rapporter des revenus tout en dépréciant immédiatement le dollar, mais l’inconvénient de faire monter les taux d’intérêt de marché et d’être une mesure facilement contournable (voir McCauley, 2025).
Outre que l’impact des accords du Plaza sur le dollar est contesté (le dollar ayant commencé de se déprécier avant l’accord du 22 septembre 1985), certains partenaires des États-Unis en ont conservé un souvenir cuisant. Le Japon a en particulier dû rapatrier une forte épargne antérieurement placée aux États-Unis. Cet afflux de capitaux a contribué à la formation d’une bulle financière et immobilière, qui s’est terminée par un éclatement au début des années 1990, suivi de longues décennies de déflation.
En admettant que les États-Unis parviennent néanmoins à convaincre leurs partenaires de réitérer l’expérience, que peut-on en attendre ? Les résultats de la recherche sur les interventions de change ne sont guère encourageants. Les interventions de change n’ont presque jamais d’effet durable sur le niveau des taux de change dans les économies avancées, notamment lorsqu’elles ne sont pas cohérentes avec les politiques monétaires suivies.
Sans modification des politiques macroéconomiques, et donc, des différentiels de rendement anticipés, une dépréciation du dollar offrirait une opportunité d’achat pour les investisseurs privés, de sorte que la monnaie américaine retrouverait rapidement son niveau d’avant l’accord de change ; d’autant plus si la hausse des droits de douane fait planer la perspective d’une appréciation du dollar. Or, les banques centrales sont désormais indépendantes, avec un objectif clair de lutte contre l’inflation. Elles vont donc rester concentrées sur les risques inflationnistes propres à chaque pays ou zone, de sorte que l’hypothèse d’une inflexion durable des taux de change suite à un accord international apparaît très… spéculative.
Rééquilibrer les balances courantes
Si la perspective d’un accord international sur les taux de change paraît très incertaine, les déséquilibres de balances courantes sont pourtant réels. Leur caractère inquiétant ou non fait débat, notamment pour une économie s’endettant dans sa propre monnaie. Mais le fait est que la nouvelle administration Trump se montre particulièrement préoccupée des déficits extérieurs. Comment les réduire ?
Les politiques de protection tarifaire ne sont à l’évidence pas la bonne piste. Comme le montrent Estefania-Flores et al. (2022), le protectionnisme réduit les flux de commerce, le PIB, l’investissement et la productivité, mais il est sans effet sur le solde commercial. Imposer des droits différenciés selon les partenaires commerciaux, comme l’envisage la nouvelle administration américaine, est encore moins efficace, les flux commerciaux empruntant alors des chemins indirects via des « pays connecteurs » leur permettant d’entrer aux États-Unis avec des droits moindres (Alfaro et Chor, 2023).
En réalité, les déséquilibres extérieurs reflètent avant tout des déséquilibres macroéconomiques, de sorte que découper les déséquilibres en soldes bilatéraux n’aide pas à les traiter :
- Le déficit étatsunien est dû à un excès de dépenses (consommation et investissement) par rapport aux revenus (le PIB). Une part importante de cet excès résulte du déficit budgétaire. Sur un échantillon de 193 pays sur la période 1980-2016, Afonso et al (2022) estiment ainsi que, toutes choses égales par ailleurs, une hausse du déficit budgétaire de 1 point de PIB accroît le déficit extérieur courant de 0,29 à 0,45 point de PIB, confirmant l’hypothèse de déficits jumeaux.
- En miroir, l’excédent chinois, pour prendre cet exemple, est dû à une insuffisance de dépenses par rapport aux revenus. S’il a diminué récemment, le taux d’épargne brute en Chine reste très élevé en comparaison internationale : 34% du revenu disponible en 2023, contre 11% aux États-Unis. Tout en reconnaissant la nécessité de développer la protection sociale en Chine afin de soulager les ménages de leur besoin d’épargne de précaution, le gouvernement chinois continue de prioriser le développement de l’outil de production. Or, la baisse continue des prix de production en Chine suggère l’existence de capacités de production excédentaires, sans que le manque de rentabilité des entreprises ne stoppe le dynamisme de l’investissement.
En définitive, le système monétaire international n’est pas « injuste », ou s’il l’est, ce n’est sans doute pas au détriment des États-Unis. En revanche, certaines politiques économiques internes sont mal ajustées. À court terme, seule leur modification serait en mesure de réduire les déséquilibres extérieurs. Le dollar pourrait s’ajuster de manière endogène et non par le truchement d’un hypothétique accord de change international. Notons toutefois qu’une dépréciation, si elle contribuerait au rééquilibrage du compte courant, pèserait sur le pouvoir d’achat des ménages étatsuniens.
Mise à jour le 19 Mars 2025