Interview

Le Point : « Il serait juste et sage de décider une nouvelle baisse de taux »

Intervenant

François Villeroy de Galhau – Interventions

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

Mise en ligne le 6 Septembre 2024

François Villeroy de Galhau – Interventions

François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, interviewé dans le magazine Le Point.

Le Point : La Banque centrale européenne (BCE) a déjà commencé à baisser ses taux en juin dernier. À Jackson Hole, la réunion annuelle des banquiers centraux, qui s'est déroulée fin août, Jerome Powell, le patron de la Réserve fédérale américaine (Fed), a confirmé que le moment était également venu de baisser les taux aux États-Unis. Peut-on dire que la bataille contre l'inflation est bel et bien terminée ?

François Villeroy de Galhau : Non, mais la victoire contre l'inflation est en vue. J'avais relativisé au printemps les craintes sur un « découplage » des politiques monétaires européenne et américaine. Le discours de Jay Powell est venu confirmer deux choses très importantes. D'abord, des deux côtés de l'Atlantique, la politique monétaire a été efficace pour combattre l'inflation. Et ces résultats ont été obtenus en évitant tant la récession que la crise financière : à l'automne 2022, ces deux risques étaient pourtant redoutés. Le deuxième constat, c'est que la balance des risques, comme on dit dans notre métier de banquier central, a évolué. Auparavant, le danger principal était celui d'une inflation trop élevée. Aujourd'hui, forts des progrès constatés, nous devons également veiller au risque opposé, celui de ne pas avoir assez de croissance et donc en fin de compte une inflation trop basse.

Qu'attendez-vous du Conseil des gouverneurs de la BCE auquel vous participerez le 12 septembre prochain ?

Contre l'inflation, les résultats européens et français sont encore meilleurs que ceux des Américains à 2,2 % seulement à fin août, même si ce chiffre pourra remonter temporairement dans les prochains mois, et que l'inflation des services (+ 4,2%) reste trop forte. Malheureusement, notre croissance demeure plus faible. La balance des risques est donc encore plus à surveiller en Europe. Notre Conseil des gouverneurs du 12 septembre devra à mon sens agir en conséquence : il serait juste et sage d'y décider une nouvelle baisse de taux. La BCE autour de Christine Lagarde a eu raison d’amorcer la première le mouvement de baisse des taux dès juin, car il existe un délai de transmission de la politique monétaire. Il faut donc anticiper les progrès dans la lutte contre l'inflation : nous ne sommes pas encore durablement à notre objectif de 2% d'inflation, mais nous y serons très probablement au premier semestre de l'année prochaine pour la France et au second semestre pour la zone euro. Si l'on attendait d'être effectivement à 2% pour baisser les taux, nous agirions trop tard et nous prendrions le risque de passer ensuite sous notre objectif.

Certains, comme Emmanuel Macron, pensent d'ailleurs que le mandat de la BCE devrait être plus explicite et ne plus viser seulement la stabilité des prix, mais aussi la croissance et l'emploi, comme celui de la Fed. Qu'en pensez-vous ?

Le mandat actuel de la BCE, fixé par tous les gouvernements européens, permet de prendre en compte les deux. Il est vrai qu'il est plus explicite aux États-Unis. Mais je ne suis pas sûr que cela fasse une grande différence en pratique. Si nos décisions pesaient trop sur la demande et la croissance, nous prendrions le risque de manquer la cible d'inflation par le bas, c'est-à-dire de passer durablement en dessous de 2 %. Or, nous avons dit très clairement depuis notre revue stratégique de 2021 que notre objectif d'inflation était symétrique, et que nous ne souhaitions pas non plus le manquer par défaut. Donc notre prise en compte des risques est bien symétrique.

Lors de la poussée d'inflation, certains économistes ont expliqué que la hausse des prix était structurelle. La désinflation que l'on observe aujourd'hui leur donne-t-elle tort ?

Le risque d'une forte inflation structurelle ne me paraît pas établi. Par contre, nous entrons dans un régime différent de celui de la décennie avant Covid. À l'époque, la désinflation était forte à cause de la mondialisation, de la numérisation, etc. Pour les prochaines années, il faut s'attendre à une inflation plus volatile – compte tenu de la fréquence accrue des chocs dans un monde incertain –, mais aussi en moyenne plus proche de la cible des 2%. Cela signifie aussi que les taux d'intérêt vont baisser mais ne reviendront probablement pas, sauf surprise économique, aux taux ultra-bas que nous avons connus jusqu'en 2021.

Mais jusqu'où les taux peuvent-ils redescendre ?

Je plaide pour un gradualisme actif et pragmatique, c'est-à-dire guidé par les données, celles immédiates d'inflation constatée, mais aussi les données anticipées de prévisions. Les anticipations de marché attendent des taux d'intérêt descendant l'an prochain en zone euro entre 2% et 2,5%. Cela me semble raisonnable vu d'aujourd'hui, sans que cela vaille prévision.

Les marchés financiers ont connu un lundi noir début août. Faut-il s'inquiéter d'un éventuel krach dans un avenir proche ?

Ces soubresauts sur les marchés financiers sont venus de la coïncidence de deux déclencheurs ponctuels qui ont été exagérés dans leurs effets immédiats. D'un côté, des données perçues comme de mauvaises nouvelles économiques américaines, qui ont été nuancées depuis. De l'autre, au Japon, une remontée des taux. Cet épisode fugace révèle cependant deux choses sur l'état des marchés. D'abord, les valorisations boursières sont élevées. Ensuite, l'incertitude provoque une forte volatilité. Ce qui a été redit depuis par les Banques centrales, notamment côté américain, et ce que pourrait faire prochainement la BCE, est la meilleure façon de lever cette incertitude.

Malgré l'incertitude politique française, la dernière note de conjoncture de la Banque de France anticipe une croissance significative au troisième trimestre. Comment l'expliquer ?

L'économie française est aujourd'hui en résilience : elle a évité la récession, mais ce n'est pas encore la reprise. Pour résumer la situation, nous avons deux bonnes nouvelles économiques : durablement, la désinflation, qui va permettre des gains de pouvoir d'achat et une baisse des taux d'intérêt, et plus temporairement le succès des Jeux olympiques ; la Banque de France remontera en conséquence un peu sa prévision de croissance pour 2024 mi-septembre. Mais, à l'inverse, l'activité est menacée par deux chocs de confiance. Le premier concerne nos prêteurs externes : l'écart de taux d'intérêt – le spread – de la France par rapport à l'Allemagne a grimpé de 0,5% avant les élections à près de 0,75%, ce qui pèse sur le financement de l'économie. Le deuxième choc est interne, et touche les entrepreneurs : dans l'incertitude, ils risquent de différer leurs projets d'investissement et d'embauche. Les ménages de leur côté peuvent être tentés d'épargner plutôt que de consommer. Il est donc essentiel de donner vite de la clarté et de la crédibilité.

Quel serait le meilleur profil du prochain gouvernement  ?

La Banque de France est indépendante ; elle sert l'intérêt général et n'a pas à faire de commentaire partisan. En réponse à ces élections inattendues, les Français se sont mobilisés en masse ; ils ont exprimé des attentes fortes de respect, de justice et d'ordre ; ils ont appelé à une forme d'union républicaine, y compris pour agir. Ce sont les responsables politiques, démocratiquement légitimes, qui doivent maintenant répondre à ces attentes et passer à l'action. J'observe simplement que nous avons le choix : soit retomber dans le syndrome d'Astérix et la zizanie si bien décrit par Goscinny et Uderzo il y a plus de cinquante ans, soit nous unir comme nous avons su le faire pour étonner le monde avec les Jeux de Paris. La plupart de nos partenaires européens pratiquent de telles coalitions après les élections. Le dialogue sur le fond, les compromis pour des résultats concrets, cela peut marcher en France aussi. Et respecter les Français, c'est également leur dire la vérité et rappeler les exigences du réel.  

Voulez-vous dire que la priorité économique du prochain gouvernement est d'assurer la soutenabilité de nos finances publiques ?

Ce n'est pas la seule priorité, mais le rendez-vous budgétaire est évidemment clé. La crédibilité suppose ici la vérité et un certain nombre de compromis, qui ne sont pas des solutions de facilité. Pour être elle-même respectée et écoutée en Europe, la France doit remplir ses engagements européens. Mais c'est aussi notre intérêt national : la charge de la dette publique nous coûte de plus en plus cher, elle est passée de près de 30 milliards d'euros en 2020 à plus de 80 milliards en 2027. Ces 50 milliards supplémentaires que nous devrons dépenser chaque année pour payer le passé, c'est plus que le budget actuel de la défense ! Nous ne pouvons pas continuer dans cette ¬direction : il y va de notre liberté d'action aujourd'hui et plus encore de celle de nos enfants demain. Les règles du jeu européennes supposent un redressement sur le déficit « primaire » (hors intérêts de la dette) de près de 20 milliards d'euros par an. C'est exigeant, mais c'est nécessaire et c'est possible si nous inscrivons notre effort dans la durée : alors nous diminuerons le ratio de la dette – comme le font déjà tous nos grands voisins européens – et nous reviendrons progressivement sous 3% de déficit. Pas nécessairement cependant dès 2027 : il faudra un compromis réaliste sur le calendrier, compatible avec le nouveau Pacte européen. 

Quels autres compromis pouvons-nous trouver pour construire ce budget ?

Ce sera au Parlement de décider les compromis sur la manière de faire ce redressement. L'essentiel devrait être fait à travers des économies de dépenses, car c'est le cœur du problème français : pour le même modèle social que nos voisins européens, auquel je crois profondément, nous dépensons au total près de 10 points de PIB supplémentaires. Il faut donc un effort juste et partagé, sur les dépenses de l'État, mais aussi sur certaines dépenses sociales et locales. Il ne s'agit d'ailleurs pas de les faire globalement reculer – ce n'est pas l'austérité –, mais de freiner enfin leur croissance en volume et d'optimiser leur efficacité. Mais il faudra en complément surmonter le tabou sur les recettes fiscales, sans toucher si possible les PME et les classes moyennes : à travers par exemple la réduction de certaines niches fiscales ou un effort exceptionnel et raisonnable des plus gros contribuables. 

Certains pensent pourtant que la dette n'est pas un problème, et que la BCE viendra toujours à notre secours…

L'euro est un grand atout, soutenu par plus des trois quarts des Français. Mais ce n'est pas le rôle de la BCE de venir au secours de tel ou tel État. Le traité interdit même le financement monétaire des déficits, à juste titre car c'est un élément central du succès de la lutte contre l'inflation. 

Quelles devraient être les autres priorités économiques du prochain gouvernement ? 

Il ne faut pas que les difficultés politiques renforcent une forme d'inertie économique : la France, comme toute l'Europe, voit reculer sa croissance potentielle, c'est-à-dire la vitesse de croisière de l'économie. Elle était autour de 2% il y a un quart de siècle et tend aujourd'hui vers 1%. C'est l'angle mort de notre débat public et électoral : on n'en a guère parlé, alors que les solutions sont décisives et relativement plus consensuelles. Pour muscler notre capacité de production, nous devons accélérer tant du côté de l'innovation, y compris verte, et de l'intelligence artificielle, que des compétences et de l'école. Pourquoi ne pas confier une réflexion pluraliste à des personnalités, ou aux partenaires sociaux appuyés notamment sur le Conseil national de la productivité ? Au-delà de l'urgence budgétaire, il faut un long terme productif. À cet égard, deux autres actions amélioreraient le quotidien quasiment sans coût : accentuer les efforts pour réduire les délais de paiement qui sont un facteur d'injustice au détriment des PME, car les plus mauvais payeurs sont les grandes entreprises et certaines collectivités publiques hors État ; simplifier plus résolument les normes et procédures. La bureaucratie est l'ennemie des moins favorisés, alors que la bonne administration est à leur service.

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Mise à jour le 6 Septembre 2024