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Le Monde : « Cette crise peut inciter l’Europe à reprendre en main son destin économique »
Intervenant

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Mise en ligne le 9 Avril 2025

Entretien du Gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, au journal « Le Monde » du 9 avril 2025.
La guerre commerciale lancée par Donald Trump sonne-t-elle la fin de la mondialisation ?
Nous vivons en tout cas un basculement historique. L’ordre international et les alliances sont bouleversés, le commerce mutuellement gagnant et la croissance mondiale sont menacés, et tout cela accroît partout l’incertitude économique. Ces mesures protectionnistes marquent aussi le renoncement à un leadership américain et sans doute le retour à un isolationnisme économique. C’est une destruction de valeur sans précédent de la part d’un dirigeant démocratiquement élu. L’économie mondiale va en souffrir, tout le monde va y perdre, mais d’abord les Etats-Unis.
Pourquoi ?
Toutes les analyses convergent : ces droits de douane vont à la fois renchérir les produits importés aux Etats-Unis, donc y relancer l’inflation, et y réduire la croissance de l’ordre d’un point de produit intérieur brut [PIB], selon la moyenne des économistes. La Bourse de New York a déjà nettement chuté. On ne sait pas si cela provoquera une récession aux Etats-Unis, mais le seul fait que certains l’évoquent était inimaginable il y a trois mois. On a rarement vu un gouvernement américain marquer un tel but contre son camp.
L’Europe risque-t-elle aussi une récession ?
Avec beaucoup d’incertitudes, nous estimons qu’en 2025 l’impact direct de cette guerre commerciale pourrait amputer d’environ 0,25 point de PIB la croissance de la zone euro, avec un effet moindre pour la France. Le choc n’est pas négligeable, mais ce ne serait pas la récession. Dans la volatilité présente, gardons-nous cependant de révisions trop hâtives : nous publierons en juin notre nouvelle projection économique.
Assiste-t-on au début d’une crise financière majeure ?
Nous suivons de près les marchés. Même après la relative accalmie d’hier, la chute a été particulièrement forte sur les marchés actions, en lien avec la dégradation des perspectives de croissance. A l’inverse, la recherche de sécurité bénéficie aux obligations. Ce ne sont pas les banques centrales qui peuvent soigner les causes économiques de ces corrections fortes, mais elles sont mobilisées collectivement pour veiller au bon fonctionnement du système financier.
Les banques françaises sont-elles menacées par la chute boursière ?
Non. La chute des cours de Bourse instantanés ne diminue en rien les fonds propres des banques, ni leurs liquidités. Les banques françaises sont solides : rappelez-vous leur résistance en mars 2023, au moment de la crise bancaire américaine et suisse, et leurs très bons résultats aux stress tests européens.
Cette crise peut-elle relancer l’inflation ?
Il y aura probablement un choc inflationniste aux Etats-Unis, puisque ceux-ci imposent une taxe sur leurs importations. Mais pour l’Europe, l’inflation devrait rester aux alentours de 2 %. Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, la tendance à la désinflation en Europe est plus solide qu’aux Etats-Unis. En mars, l’inflation est descendue à 2,2 % et, hors énergie et alimentation, elle a significativement baissé, à 2,4 %. Ensuite, l’affaiblissement de la croissance signifie moins de demande, donc moins de pression sur les prix. La baisse sensible des matières premières en est une illustration. Enfin, il faut ajouter l’appréciation de l’euro, qui constitue probablement la plus grande surprise dans la réaction des marchés. C’est un facteur de maîtrise de l’inflation.
La hausse des droits de douane annonce-t-elle la fin du « roi dollar » ?
Le dollar joue un rôle central, et cette administration américaine semble, comme les précédentes, très attachée à la suprématie du dollar. Mais les mesures prises jouent en effet contre celle-ci. Cela fait partie des contradictions du programme économique de l’administration Trump, et peut représenter une opportunité pour développer le rôle international de l’euro.
La mondialisation est accusée d’avoir contribué à détruire l’environnement ou à désindustrialiser l’Europe. L’arrêt de ce mouvement peut-il être positif ?
Le commerce mondial a avant tout constitué un facteur d’enrichissement sans précédent, y compris pour les pays du Sud. Il doit certes être accompagné de davantage de règles, en matière d’environnement, de santé ou de droit du travail. Mais la réponse apportée ici est la pire de toutes. Non seulement ce protectionnisme va créer moins de richesses et même en détruire, mais il s’accompagne d’une disparition des règles, d’une dérégulation sur le plan climatique ou de la responsabilité sociale. Le seul point positif, c’est que cette crise peut inciter l’Europe et la France à reprendre en main leur destin économique. La lettre annuelle que nous envoyons aujourd’hui au président de la République et à ceux des deux Assemblées est un appel résolu à dépasser la tétanie, et à agir par une mobilisation générale.
De quelle façon ?
Notre premier atout est notre souveraineté monétaire, l’euro, bâti patiemment depuis trente ans. Souvenez-vous, avant l’euro, les mouvements du dollar ou de la politique monétaire américaine perturbaient beaucoup le jeu des monnaies européennes entre elles. Aujourd’hui, la Banque centrale européenne (BCE) est pleinement autonome : nous avons pu baisser très significativement nos taux d’intérêt, de 4 % à 2,5 %, alors que la Réserve fédérale américaine est à 4,25 % et la Banque d’Angleterre à 4,5 %. Il y a encore une marge de baisse des taux, que nous devons décider selon un pragmatisme agile : pragmatique car fondé sur les données économiques, et agile parce qu’il faut aller aussi vite qu’il est justifié. Les changements depuis le 2 avril plaident de fait plutôt pour une baisse prochaine. Nous devons en outre construire un euro numérique pour préserver notre indépendance technologique sur les paiements.
Si la croissance baisse, la France peut-elle accepter un déficit public plus important que prévu ?
La deuxième mobilisation consiste à reconquérir notre souveraineté budgétaire. Donc à mieux maîtriser nos dépenses publiques, pour réduire notre déficit à 5,4 % du PIB en 2025, selon les prévisions économiques actuelles, et surtout vers 3 % en 2029. C’est le niveau qui permettra enfin de stabiliser notre dette. Après les mesures fiscales ciblées de 2025, l’essentiel de l’ajustement doit maintenant porter sur les dépenses publiques. Nous ne pouvons pas continuer à avoir les dépenses les plus élevées d’Europe et même du monde, et à les faire augmenter plus vite que l’inflation. Si l’Etat a commencé un effort, les dépenses sociales et celles des collectivités locales continuent d’augmenter de plus de 2 % par an en volume. Notre objectif collectif doit être de stabiliser les dépenses totales en volume : cela passe par un effort juste et partagé de l’ensemble des administrations publiques, y compris sociales et locales.
Avec la crise qui arrive, ne vaudrait-il pas mieux relancer l’économie en acceptant davantage de dépenses publiques ?
Une stimulation budgétaire ne donnerait pas aujourd’hui plus de croissance. Son effet keynésien positif serait compensé par l’inquiétude qu’induirait la dette supplémentaire : ceci amènerait les ménages à surépargner. Il faut donc respecter strictement le niveau de dépenses prévu, et il ne peut être question d’un nouveau « quoi qu’il en coûte ». Si une croissance plus faible devait in fine entraîner de moindres recettes budgétaires, le déficit serait peut-être transitoirement un peu supérieur à la cible visée : ce serait le jeu des « stabilisateurs automatiques », mais le cap aujourd’hui doit rester les 5,4 %.
Comment stabiliser les dépenses ? En taillant dans certains services publics ?
Non ! Il ne s’agit pas d’effectuer des coupes brutales et aveugles. Je crois profondément au modèle social européen. Mais en France, il nous coûte 9 points de PIB de plus que chez nos voisins, soit 260 milliards d’euros par an. Nous devons regarder, de façon pragmatique, politique par politique, ce qu’il est possible de rendre plus efficace. Des pays comme le Portugal ou l’Italie, au-delà de l’Allemagne souvent citée, ont réussi à redresser leurs finances.
Faut-il revenir sur la réforme des retraites ?
Parlons d’une troisième mobilisation : la croissance potentielle est tombée à un niveau proche de 1 % par an aujourd’hui en France. On peut, d’ici à 2030, revenir à 1,5 %, ce qui changerait beaucoup de choses en termes d’emploi et de pouvoir d’achat. Le premier levier de la prospérité, c’est notre travail et il est entièrement entre nos mains : augmenter collectivement la quantité de travail pourrait permettre de gagner 0,2 à 0,3 point de croissance par an. Depuis dix ans, la France a déjà créé plus de 2 millions d’emplois. Il reste cependant un déficit d’emplois parmi les jeunes et les seniors. Pour les jeunes, cela renvoie à la question de l’apprentissage et de la formation. Sur les seniors, cela passe notamment par la réforme des retraites. Il y a un dialogue social en cours, bienvenu : s’y jouent des enjeux de solidité financière, mais donc aussi de force économique. Il faut également que les entreprises fassent un effort sur l’emploi des seniors.
Qui prendra le leadership économique que les Etats-Unis sont en train de perdre ?
Dès lors que les Européens sont unis, ils n’ont pas de complexes à avoir par rapport à l’économie américaine. Le marché unique européen pèse autant, en masse, que le marché américain. Mais il est moins attractif parce qu’il est trop divisé. Il est aussi moins innovant, notamment parce qu’il n’est pas assez financé en fonds propres : c’est le rôle de l’Union pour l’épargne et l’investissement. Et puis il va moins vite, notamment en raison de l’accumulation de réglementations. On connaît la feuille de route grâce aux deux excellents rapports de Mario Draghi [ancien = président de la BCE] et d’Enrico Letta [ancien premier ministre de l’Italie]. Maintenant, il faut agir, ensemble. L’urgence, c’est désormais la mobilisation générale.
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Mise à jour le 22 Avril 2025