Discours

L’avenir de la monnaie : enjeux réglementaires et stratégiques liés à l’introduction des MNBC

Intervenant

Denis Beau Intervention

Denis Beau, Premier sous-gouverneur de la Banque de France

Mise en ligne le 3 Juin 2024

Denis Beau Intervention

Webinaire à l’Institut européen du droit
Lundi 3 juin 2024
Discours d’ouverture de Denis Beau, premier sous-gouverneur

Mesdames et Messieurs, bonsoir,

Tout d’abord, je tiens à remercier l’Institut européen du droit de m’avoir invité à cette table ronde sur l’avenir de la monnaie. Je suis très heureux de partager avec vous quelques réflexions sur les défis qui sont apparus dans le domaine de la monnaie et des systèmes de paiement associés, tels que je les perçois de mon point de vue de banquier central et de superviseur, et sur les politiques que nous élaborons dans le cadre de nos mandats en matière de stabilité monétaire et financière, afin de contribuer à les relever. Sur ces sujets, je souhaiterais, au cours des cinq minutes dont je dispose, aborder rapidement quatre points :


1-    Le premier porte sur les transformations en cours au sein de notre système de paiement et, plus largement, au sein de notre système financier, alimentées par la numérisation croissante des services financiers. À ce stade, l’utilisation des technologies de registre distribué (distributed ledger technologies, DLT), en lien avec le marché des cryptos spéculatif et la finance dite décentralisée (DeFi), fait l’objet d’une grande attention. Cependant, derrière cet engouement, une tendance plus discrète et plus transformatrice est en cours : la tokenisation de la finance. 
Toutefois, la tokenisation ne constitue pas une innovation unique en soi, mais plutôt un nouvel écosystème qui se met en place et se traduit par de nouvelles activités et de nouveaux services, qui ont d’abord touché le secteur des paiements, et qui s’étendent désormais plus largement au sein de la sphère financière. Le développement de cet écosystème se situe encore à un stade précoce. Néanmoins, il pourrait entraîner des changements de grande ampleur dans le fonctionnement de notre système financier, en favorisant l’émergence de nouveaux acteurs, permettant de combler l’écart entre informatique et finance, de nouveaux actifs d’investissement et de règlement sous forme tokenisée, et de nouveaux types d’infrastructures financières, décentralisées et fondées sur la DLT, en particulier les blockchains.

2-    Mon deuxième point porte sur les opportunités et les risques induits par ces transformations, pour les intervenants de marché et pour le système de paiement dans son ensemble. Je voudrais tout d’abord souligner que cet impact sera probablement double. Pour illustrer cela dans le cadre du fonctionnement du système de paiement, il est important de reconnaître que l’impact positif que ces transformations pourraient avoir en termes d’amélioration de la transparence, de meilleur rapport coût-efficacité et de disponibilité 24 heures sur 24 risque d’entraîner une plus grande fragmentation des processus. Cela est particulièrement vrai si les blockchains ne sont pas interopérables et ne peuvent pas interagir harmonieusement avec les systèmes centralisés de compensation, de règlement et de paiement existants. Cela ne pourrait également être possible qu’au prix d’une dépendance excessive à l’égard d’entités non européennes, ce qui suscite des préoccupations en matière de concurrence, d’autonomie stratégique et de protection des données. Deuxièmement, ce double impact crée des défis spécifiques pour une institution comme la Banque de France, compte tenu de son mandat, dont l’un des principaux est le maintien du rôle essentiel joué par la monnaie de banque centrale dans l’ancrage de la stabilité de notre système de paiement et, plus largement, de notre système financier.

Dans ce contexte, nous considérons que notre tâche consiste à contribuer à l’atténuation des risques engendrés par les transformations en cours, tout en veillant à tirer pleinement parti de ces transformations.

Pour mener à bien cette tâche, nous avons l’intention d’utiliser - et nous avons en fait déjà commencé - deux instruments comme leviers, sur la base de deux convictions. Ces deux leviers sont notre influence dans l’élaboration de réglementations relatives aux services et systèmes de paiement et l’adaptation de nos services de monnaie de banque centrale. Les deux convictions sont :

  •     premièrement, l’innovation ne peut apporter des avantages durables au système de paiement que si elle bénéficie de la confiance de ses utilisateurs, ce qui nécessite un cadre réglementaire qui ne freine pas l’innovation, mais qui soit suffisamment exigeant pour garantir la protection des parties prenantes et la stabilité du système.

  •    deuxièmement, il est dans l’intérêt public de maintenir la monnaie de banque centrale au cœur des processus de règlement entre intermédiaires financiers, car il s’agit de l’actif de règlement le plus sûr et, partant, le plus approprié pour garantir la stabilité financière.

3-    Mon troisième point concerne l’utilisation de notre premier levier, à savoir la contribution à l’élaboration de réglementations. Dans ce domaine, nous avons récemment contribué à ouvrir la voie en France dans le domaine des crypto-actifs avec l’adoption, en mai 2019, de la loi PACTE, qui a introduit le statut juridique de Prestataire de Services sur Actifs Numériques (PSAN).
Ce cadre réglementaire a largement inspiré le législateur européen, avec l’adoption du règlement MiCA, un cadre réglementaire adapté aux spécificités des crypto-actifs couvrant les activités d’émission et de prestation de services sur crypto-actifs et stablecoins

À plus long terme, si MiCA constitue une avancée réglementaire fondamentale, il devra être complété dans les prochaines années. Par exemple, MiCA ne couvre que partiellement la question de la concentration des activités de services sur crypto-actifs au sein de « crypto-conglomérats ». L’enjeu est de garantir la protection des investisseurs, notamment via des règles de ségrégation des fonds des clients, de bonne conduite et de gestion des risques des intermédiaires, par exemple en imposant la dissociation des activités. De même, l’écosystème de la DeFi, compte tenu de sa nature décentralisée, soulève des défis réglementaires, qu’il conviendra de relever. 

Dans cette perspective, l’ACPR a commencé à identifier des pistes de régulation dans un document de réflexion publié en octobre 2023, à savoir : (1) premièrement, assurer la résilience de l’infrastructure DLT, publique ou non, par le biais de standards de sécurité ; (2) deuxièmement, certifier les smart contracts, même si cela soulève un certain nombre de questions opérationnelles ; et (3) troisièmement, réglementer les points d’entrée de la DeFi pour protéger les investisseurs contre les risques d’abus.

Les travaux sur ce sujet se poursuivent en 2024, avec l’ensemble des parties prenantes, sur la base d’une des propositions clés avancées par l’ACPR, à savoir la certification obligatoire des smart contracts avant leur utilisation. 
 

4-    Mon quatrième et dernier point porte sur l’utilisation de notre deuxième levier, l’adaptation des services que nous fournissons en monnaie de banque centrale. Jusqu’à présent, cela s’est traduit par deux initiatives importantes pour préparer cette adaptation. 

Premièrement, la Banque de France a été la première banque centrale à lancer un ambitieux programme d’expérimentations sur la monnaie numérique de banque centrale interbancaire (MNBC) pour les paiements de gros montants en 2020, afin de soutenir les processus de règlement « livraison contre paiement » et « paiement contre paiement » des actifs financiers tokenisés, tant au niveau national que transfrontière. Ces expérimentations sont désormais menées sous l’égide de la BCE. La solution technique de MNBC de gros de la Banque de France, fondée sur notre propre DLT (DL3S), est l’une des solutions actuellement testées par l’Eurosystème.

Au niveau international, la Banque de France est investie dans plusieurs initiatives importantes, notamment conduites sous l’égide du Hub Innovation de la Banque des Règlements Internationaux (BRI) pour explorer le futur des infrastructures de marché et l’interopérabilité entre les systèmes traditionnels et les différents types de DLT. Dans le cadre du dernier projet, Agorá, la Banque de France représentera l’Eurosystème et explorera avec six autres banques centrales à travers le monde la tokenisation des paiements transfrontières à l’aide à la fois de monnaie de banque centrale tokenisée et de dépôts de banque commerciale tokenisés, dans un écosystème qui préserve l’architecture à deux niveaux du système financier fondée sur le concept de registre unifié.

La deuxième initiative importante est notre participation, en tant que banque centrale de l’Eurosystème, à la préparation de l’euro numérique, mais je ne développerai pas cet aspect, puisque mon collègue de la BCE vous en dira plus à ce sujet.

Le déploiement de ces MNBC, de gros et de détail, et le moment auquel il interviendra, restent incertains à l’heure actuelle. Notre seule certitude, et celle que devraient avoir les intervenants de marché, est que nous serons prêts à les déployer si et quand nous le jugerons nécessaire pour atteindre nos objectifs, conformément à notre mandat. Je m’arrêterai ici.

Mise à jour le 24 Juin 2024