Interview

La Tribune Dimanche : « Il vaut mieux aujourd’hui être européen qu'américain »

Mise en ligne le 17 Mars 2025

François Villeroy de Galhau intervention

Entretien du Gouverneur de la Banque de France à La Tribune Dimanche du 16 mars 2025.

Donald Trump menace l’Europe de surtaxes douanières. Dans cette guerre commerciale, faut-il rendre coup pour coup ?

On observe effectivement une grande brutalité du côté américain. Donald Trump semble nourrir cette vision fausse selon laquelle l’économie mondiale est un jeu à somme nulle. Il la voit comme un plateau de Monopoly, avec une fixation sur les déficits commerciaux : ce que gagnent les uns, ce serait forcément ce que perdent les autres. Non ! Le commerce, c’est échanger des idées, des talents, des produits pour créer ensemble de la richesse. Il ne faut pas répondre à cette brutalité par la passivité ou la fatalité, mais par la volonté. Sur le plan commercial, il faut sans doute créer un rapport de forces pour nous mettre en position de négocier. Mais surtout, ne manquons pas cette occasion de réveiller et de renforcer l’Europe.
 
Concrètement, ça veut dire quoi ?

Il y a trois accélérateurs économiques majeurs dans les rapports Draghi et Letta - trois « i » : « intégrer » davantage le marché unique européen, qui pèse autant que le marché américain mais est trop cloisonné. Ensuite, « investir » mieux, grâce à l’épargne privée. Aux Etats-Unis, les entreprises se financent essentiellement par fonds propres. En Europe, elles recourent surtout au crédit bancaire et obligataire. Or, le financement de l’innovation, plus risquée, nécessite d’abord du capital. Troisième réforme essentielle, justement : « innover » plus vite en simplifiant le fardeau des normes.
 
Donald Trump promet de déréglementer des pans entiers de l’économie. N’y a-t-il pas un risque de voir encore se creuser l’écart de compétitivité entre Etats-Unis et l’Europe ?

Beaucoup anticipaient début 2025 un boom de croissance aux Etats-Unis, et on s’attendait à voir monter le cours des actions américaines et du dollar. Or c’est le contraire qui se passe ! Le protectionnisme est très négatif pour tous. Mais il pénalise d’abord les Etats-Unis : quand le Président américain a menacé de taxer les vins et spiritueux européens jeudi, la bourse américaine a chuté deux fois plus que les bourses européennes. C’est un exemple de but contre son camp. L’imprévisibilité en est un autre : elle a toujours été l’ennemie de la confiance, et donc de la croissance. Certains investisseurs craignent même désormais une récession aux Etats-Unis. 

Rien de cela n’est une bonne nouvelle pour l’Europe, et nous ne pouvons qu’être désolés de ce qui arrive dans ce grand pays qu’est l’Amérique. Mais cela amplifie la nécessité de renforcer notre croissance, et notre souveraineté économique. C’est le moment de relever notre niveau de débat et d’action. Il vaut mieux aujourd’hui être européen qu’américain.
 
Cette déréglementation de la finance américaine peut-elle conduire à une crise financière ? 

Les Etats-Unis risquent ici de pécher par négligence.  Souvent, les crises financières naissent aux Etats-Unis et se propagent dans le reste du monde. En encourageant les crypto-actifs et la finance non-bancaire, l’administration américaine sème les germes d’ébranlements futurs. Nous avons néanmoins en Europe de fortes réglementations qui nous protègent. La supervision y est mieux assurée et il n’y a pas de risque de crise bancaire européenne. 
 
L’Europe a donc une carte à jouer. Notamment pour mobiliser son épargne…  

L'épargne privée est plus élevée en Europe, effectivement : utilisons-la pour financer nos besoins d'investissement, développons une industrie financière européenne transfrontalière. Il reste du chemin à faire pour réaliser une union bancaire européenne, mais l’approbation que la BCE vient de donner au rapprochement entre Unicredit et Commerzbank –une banque italienne et une banque allemande– est un exemple positif.

Regardez aussi le succès de l’euro, qui est extrêmement solide. La zone euro est en train de gagner la bataille contre l'inflation. C’est le moment pour l’euro de jouer un rôle international plus important, en complément du dollar. À nous de construire une union d’épargne et d’investissement puissante, capable d’attirer les investisseurs internationaux vers l’euro. 
 
Pour financer la défense, faut-il un grand emprunt européen ?

Les Européens l’ont fait pour le Covid en 2020. Une partie de l’argent est d’ailleurs encore disponible. Si on avance positivement sur une intégration européenne de la défense et des programmes d’armement, cela pourrait avoir un sens. Mais pour la France, cela ne peut pas être un moyen de transférer son problème budgétaire à l’échelle de l’Europe.
 
Eric Lombard, ministre de l’Économie, veut mobiliser l’épargne des Français… est-ce la solution ? 

La question n’est pas tant de savoir qui va prêter, que de bien rembourser ensuite. Que ce soit un grand emprunt national, un livret d’épargne, des prêts des banques, cela restera de toute façon du crédit, et donc in fine de la dette pour l’Etat. Eric Lombard est légitimement engagé à maîtriser cette dette. 
 
Vous venez de réviser à la baisse les prévisions de croissance….  Quel impact pour la dette ? 

Notre révision de croissance est limitée, de 0,9% à 0,7% en 2025, essentiellement à cause des incertitudes internationales accrues, et nous voyons une reprise progressive ensuite. L’objectif doit toujours être de réduire le déficit à 5,4% en 2025 [contre 6% fin 2024]. Il est encore possible de tenir cet objectif avec de la ténacité. 
 
Compte tenu des efforts d'investissements militaires à venir, peut-on encore ramener le déficit français à 3% en 2029 ?

Le déficit ramené à 3%, c’est non seulement le respect de nos engagements européens, mais c’est surtout le seuil pour stabiliser enfin notre dette en proportion du PIB. Pour y parvenir, il est impératif à la fois d’accélérer la croissance de l’économie –j’en ai parlé–, et d’arrêter la croissance des dépenses publiques.
 
Nous avons les dépenses publiques les plus élevées au monde. Et elles continuent de croître. Où couper ?  

Il ne s’agit pas de couper globalement, mais de stabiliser les dépenses publiques en volume, c’est-à-dire après inflation. Et il va falloir pour cela un effort juste et partagé de l’ensemble des acteurs publics : à commencer par l’Etat, qui représente un gros tiers de la dépense totale, mais dont le budget a commencé à reculer ces deux dernières années (-0,4% par an en volume). En revanche, les dépenses sociales et locales –qui font plus de 60% du total– augmentent de plus de 2% par an. Nous ne pouvons pas continuer à tout nous payer comme avant ; la France doit faire des choix. Maîtriser la dette serait en outre un facteur positif pour la croissance car cela ramènerait de la confiance. Cela peut amener les Français à épargner moins et à consommer plus. 
 
Quelle leçon tirez-vous du verdict de l'agence Fitch ? 

Fitch a heureusement maintenu la notation française, en saluant « une économie importante et diversifiée ». Cela dit, sur les marchés financiers, le coût des emprunts français a déjà augmenté significativement depuis juin dernier [au moment de la dissolution]. Le spread, c'est-à-dire l'écart de taux avec l'Allemagne, est passé de 0,5% à 0,7%. Face au retournement international, la France doit mieux maîtriser son destin militaire et économique, mais aussi son destin budgétaire et financier. Plus la France est endettée, plus elle dépend du reste du monde. 
 
Les taux d’intérêt vont-ils continuer à baisser ? 

La BCE est la première à avoir baissé ses taux en juin dernier. Ils sont actuellement à 2,5% contre 4,25% aux Etats-Unis et 4,5% au Royaume-Uni. Les taux à long terme (10 ans) fixés par les marchés ont cependant un peu remonté. C’est lié aux annonces budgétaires allemandes en matière de défense et d'infrastructure, qui sont par ailleurs très bienvenues. Ce qui compte au total, c’est la combinaison de ces divers mouvements de taux. Elle reste favorable : pour preuve, les taux immobiliers ont baissé depuis un an de 4,2% en moyenne à 3,3%, et le marché repart. 

Le conclave sur les retraites se poursuit. Dans ce contexte, a-t-il encore un sens ? 

Le dialogue social me paraît bienvenu car il fonctionne mieux en France que le dialogue politique. Mais il ne peut pas sortir de cette concertation un déficit accru des retraites, au contraire. Il y a aussi un enjeu économique; si nous voulons augmenter la croissance –de 1% environ par an à 1,5%– et la prospérité, cela passe par notre travail: collectivement, travailler plus et travailler mieux. La bonne nouvelle, c’est qu’il n’y a jamais eu autant de Français au travail et jamais autant d’heures travaillées. Mais nous gardons un sérieux retard du côté de l’emploi des jeunes et des plus âgés. Il faut aussi, pour cela, que les entreprises embauchent et gardent les seniors. 
 
Faut-il demander un effort aux retraités ? 

D’habitude, les plus anciens lèguent des actifs aux plus jeunes. Là, nous léguons collectivement des dettes de retraite à nos enfants et petits-enfants ! Or, les jeunes affrontent déjà un monde difficile et l’angoisse climatique. En 1980, je partais dans la vie active avec un sac à dos d’endettement qui pesait 20% du PIB. Un jeune aujourd’hui part avec un sac qui pèse près de six fois plus, à 112%. Nous ne pouvons pas continuer à financer nos dépenses courantes par l’endettement. C’est aussi un sujet d’équité entre les générations.

Mise à jour le 24 Mars 2025