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« Gouverner la Banque de France : Deux leçons de l'histoire pour un monde incertain »
Intervenant

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Mise en ligne le 20 Mars 2025

Colloque historique « Une masse de granit », Paris – 20 mars 2025
Discours de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France
Mesdames, Messieurs,
C’est un plaisir d’intervenir aujourd’hui à la faveur de ce colloque historique organisé en partenariat avec la Fondation Napoléon. L’année 2025 marque le 225e anniversaire de la Banque de France, conçue par Napoléon Bonaparte comme une « masse de granit » devant stabiliser les « grains de sable » épars de la Nation et participer à sa reconstruction après la Convention et le Directoire. Convenons ensemble que les résultats ont été à la hauteur des ambitions : la Banque de France, ses femmes et ses hommes, demeurent un des murs porteurs de l’édifice national – et désormais européen – et lui ont permis de surmonter des contextes économiques et financiers difficiles. Ces succès tiennent d’abord à une gouvernance vivante qui a su se renouveler pour servir un intérêt général de plus en plus large (I). En cet an 2025 particulièrement incertain, tant au plan national qu’international, quelques épisodes-clés de notre histoire dessinent également deux leçons de résilience pour la France (II) et l’Europe (III).
I) Une gouvernance vivante
La gouvernance actuelle de la Banque de France est le fruit de plus de deux siècles d’évolution, menant notre institution à servir un intérêt général de plus en plus large. Fille du Consulat, la Banque de France est à ses débuts une société cotée. Le Premier consul est aussi le premier de ses actionnaires privés : autre époque ! La Banque assure de véritables services publics pour la place de Paris : l’émission de monnaie fiduciaire et la fixation d’un taux d’escompte attractif et stable. Elle est administrée par un Conseil de régence composé de représentants élus par ses 200 principaux actionnaires. À partir de 1806i, l’influence de l’État sur la Banque se renforce : un gouverneur, assisté par deux sous-gouverneurs, tous nommés par le chef de l’État, est placé à sa tête. Napoléon Bonaparte a cette phrase restée fameuse : « Je veux que la Banque soit assez dans la main du Gouvernement et n’y soit pas trop. »
Pendant plusieurs décennies, la Banque de France reste de fait la « Banque de Paris » car elle dispose d’un monopole d’émission des billets restreint à un ressort local. À partir de 1848ii, ce monopole est étendu à tout le territoire donnant à nos activités une dimension nationale. Ce nouveau champ d’action se double en 1936 d’une démocratisation de la gouvernanceiii. Le Conseil de régence est remplacé par le Conseil général : 20 conseillers, nommés pour une très grande majorité par les pouvoirs publics, succèdent aux 15 régents. Tous les actionnaires – et plus seulement les 200 principaux, les « 200 familles » – sont désormais représentés à l’Assemblée générale. Ce mouvement est complété en décembre 1945iv par la nationalisation de la Banque qui devient une institution publique entièrement détenue par l’État, et soutenant les politiques de reconstruction et de modernisation de l’économie française.
Notre gouvernance évolue de nouveau par la loi du 4 août 1993v quand la Banque de France acquiert son indépendance. Un Conseil de la politique monétaire, présidé par le gouverneur, est chargé de définir la politique monétaire « sans solliciter, ni accepter d’instruction du gouvernement ou de toute personne ». Ces premières étapes vers une Union économique et monétaire (UEM) sont consolidées en 1999 : la Banque de France intègre un système fédéral en devenant membre de l’Eurosystème, formé de la Banque centrale européenne (BCE), dont elle détient 20%, et des 20 banques centrales nationales. Les décisions concernant la politique monétaire sont désormais prises collégialement au Conseil des gouverneurs de la BCE présidé par Christine Lagarde ; tandis que notre Conseil général continue de délibérer sur les sujets de gestion interne.
Bref, en 225 ans, nous avons changé d’actionnaire, de type de relations avec les pouvoirs publics – d’une autonomie contrôlée à l’indépendance –, de champ géographique – de Paris à l’Europe –; mais nous n’avons changé ni de « gouvernement » – toujours un Gouverneur (je suis le 31e) et deux sous-gouverneurs, ce qui est moins que beaucoup d’autres banques centrales comparables –, ni surtout de missions : la stabilité de la monnaie et des prix, et le bon financement de l’économie.
II) Un pôle de confiance en France
La Banque de France a ainsi incarné un pôle de confiance dans des contextes économiques et financiers difficiles. La stabilisation du franc en est un épisode emblématique. Après la Première Guerre mondiale, l’économie française s’enfonce progressivement dans une crise qui s’aggrave à partir de 1924. Trois symptômes dominent : une situation dégradée des finances publiques, une forte dépréciation du franc et une instabilité gouvernementale – huit ministres des Finances se succèdent entre 1925 et 1926. Menée par son nouveau gouverneur Émile Moreau [1926-1930], la Banque de France s’emploie à défendre la monnaie nationale sur le marché des changes : elle parvient à stabiliser le cours du franc à un niveau favorable à la confiance et à la stabilité financière à la fin de l’année 1926. En parallèle, Émile Moreau entretient des échanges nourris avec le président du Conseil, Raymond Poincaré, pour le convaincre de la nécessité d’une stabilisation du franc, c’est-à-dire d’une dévaluation par rapport à sa parité d’avant-guerre. Dévoué à l’intérêt national, Émile Moreau n’hésite pas à mettre sa démission en balancevi. Le président du Conseil finit par rallier la position de la Banque de France : la loi monétaire du 25 juin 1928 acte la naissance du franc « Poincaré » et apaise durablement les turbulences financières.
Cet exemple n’est pas isolé : plusieurs figures de la Banque de France se sont faits les aiguillons d’un rebond national face aux périls. Ainsi, en 1958, le plan De Gaulle-Pinay-Rueff d’assainissement financier a été largement inspirévii par l’économiste Jacques Rueff, ancien sous-gouverneur de la Banque de France. Wilfrid Baumgartner, ancien gouverneur de la Banque de France [1949-1960] et ministre des Finances à partir de 1960, en assurera la réussite. Deux décennies plus tard, en 1983, Jacques Delors – à qui cet auditorium rend hommage – conjurera le spectre d’une crise financière en prenant des mesures d’économies budgétaires et de désindexation pour maintenir la France dans le Système monétaire européenviii (SME).
Nous sommes un vieux et grand pays, qui a surmonté plusieurs crises graves dans son histoire. Celle-ci donne une leçon de résilience – et peut-être d’espérance – à l’heure où notre pays doit impérativement retrouver la maîtrise de ses finances publiques. Surmonter les crises budgétaires est de plus apprécié de l’opinion : chacun des acteurs que j’ai cités y a gagné une stature politique et historique forte, signe que les Français savent reconnaître le sérieux dans la gestion publique. Face aux incertitudes actuelles, la Banque de France entend rester un pôle de confiance. Grâce à une victoire presque assurée contre l’inflation, son action crédible permet à l’euro de bénéficier d’un soutien historiquement élevé de 81% des citoyens européens et 76% des Françaisix. Elle se doit aussi d’apporter, forte de son indépendance, ses points de vue et son expertise technique sur les enjeux économiques et budgétaires aux autorités politiques. D’autant plus que celles-ci sont soumises à de fortes pressions de court terme, et à un débat public par trop volatil et polémique. Nous vivons aujourd’hui dans le monde un retournement historique, et notre réponse risque de ne pas être à la hauteur de l’histoire ; je le dis avec un peu de gravité. Le temps long du passé nous apprend pourtant les ressorts du sursaut : pour élever le débat public, il faut d’abord en allonger l’horizon de temps, au-delà des fixations successives de l’instant ; et il faut désormais en élargir le champ et savoir nous rassembler, au-delà des zizanies franco-françaises.
III) Une institution indépendante au service de la souveraineté monétaire européenne
L’autre leçon d’actualité, à côté du nécessaire redressement français, c’est en effet le service de la souveraineté monétaire européenne (III). Deux épisodes marquants le démontrent.
Je commencerai par la « bataille du franc », aussi connue sous le nom de « crise du SME », qui intervient entre 1992 et 1993 à un moment charnière entre la signature du traité de Maastricht et sa mise en œuvre effective. En septembre 1992, alors que le traité doit être ratifié dans plusieurs États membres, des attaques spéculatives ciblent les monnaies européennes forçant certaines d’entre elles à quitter le SME. Jacques de Larosière est alors Gouverneur ; Jean-Claude Trichet, qui va lui succéder fin 1993, est encore Directeur du Trésor. La Banque de France intervient massivement sur le marché des changes pour soutenir le franc. Une sortie du franc du SME aurait signé pour longtemps l’abandon du projet d’Union monétaire européenne. Heureusement – mais de très peu –, il n’en est rien ; et cette crise est résolue dans un cadre européen comme cela sera le cas plus tard en juillet 1993 où les marges de fluctuation du SME sont finalement élargies, ce qui met fin aux tensions sur le change. Mieux encore, cette crise révèle la fragilité des taux de change fixes entre monnaies nationales et, ce faisant, renforce la détermination des États membres à achever rapidement la transition vers l’Union monétaire.
J’en viens maintenant à une deuxième crise, cette fois-ci existentielle pour la zone euro. À partir de 2009, la crise financière mondiale évolue vers une crise de la dette souveraine en zone euro. Certains États membres très endettés sont confrontés à la perspective de perdre l’accès aux marchés de capitaux, et la zone euro à un danger d’éclatement. C’est le premier test véritable de la capacité collective de réaction de l’Eurosystème. Ce dernier réagit vigoureusement en octroyant des prêts à long terme aux banques commerciales, en achetant ponctuellement – sur le marché secondaire – des obligations souveraines des États membres en difficulté et en gérant les cas spécifiques des établissements bancaires les plus affectés. Malgré des opinions divergentes, les États membres réussissent à trouver un terrain d’entente par un dialogue fondé sur la confiance : ils instaurent un bouclier de sauvetage et créent le Mécanisme européen de stabilité et l’Union bancaire.
Ces deux crises dessinent une autre leçon de résilience: en agissant de concert, l’Europe est devenue plus robuste. Selon les mots de Mario Draghi, l’Europe a gagné une « capacité à influencer son destinxi » grâce à cette souveraineté monétaire unique, reconnue – et parfois enviée – par le reste du mondexii.
Face au désolant retournement américain du moment, le succès de l’euro rappelle ainsi une leçon plus générale : si elle le veut, l’Europe a les moyens de sa souveraineté économique, financière, et à terme militaire. Aujourd’hui, et je le dis avec tristesse pour ce grand pays qu’est l’Amérique, il vaut mieux être européen qu’américain. Si nous le voulons, c’est l’heure de l’Europe. Comptez en tout cas sur la Banque de France pour bâtir cette force européenne sur le granit.
iLoi du 22 avril 1806
iiDécrets des 27 avril et 2 mai 1848
iiiLoi du 24 juillet 1936 tendant à modifier et à compléter les lois et statuts qui régissent la Banque de France
ivLoi du 2 décembre 1945 relative à la nationalisation de la Banque de France et des grandes banques et à l'organisation du crédit
vLoi du 4 août 1993 relative au statut de la Banque de France et à l'activité et au contrôle des établissements de crédit.
viMoreau (E.), Souvenirs d’un Gouverneur de la Banque de France, 1954
viiChélini (M.-P.), « Le plan de stabilisation Pinay-Rueff, 1958 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, octobre-décembre 2001
viiiCréé en 1979, le Système Monétaire Européen (SME) avait pour objectif de resserrer la coopération en matière de politique monétaire entre les pays de la Communauté économique européenne (CEE). Le taux de change d’une devise européenne donnée par rapport à toutes les autres ne pouvait varier au-delà de « marges de fluctuation » fixes. Pour éviter que les fluctuations d’une monnaie dépassent cette limite, les banques centrales devaient intervenir sur les marchés des changes.
ixCommission européenne, Eurobaromètre, novembre 2024
Eichengreen (B.), Naef (A.), « Imported or Home Grown? The 1992-3 EMS Crisis », Journal of International Economics, Vol. 138, septembre 2022
xDraghi (M.), « Sovereignty in a globalised world », discours, 22 février 2019
xiiVilleroy de Galhau (F.), « La souveraineté monétaire au XXIe siècle », discours, 14 novembre 2023
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Mise à jour le 24 Mars 2025