Interview

France Culture : « L’imprévisibilité de la nouvelle politique américaine pèse sur la confiance, et donc sur la croissance »

Intervenant

François Villeroy de Galhau – Interventions

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

Mise en ligne le 13 Février 2025

François Villeroy de Galhau intervention

Interview du Gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, dans la matinale de France Culture mercredi 12 février 2025. 

Guillaume ERNER
Bonjour François Villeroy de Galhau.

François VILLEROY De GALHAU
Bonjour Guillaume Erner.

Guillaume ERNER
Vous êtes gouverneur de la Banque de France et je souhaitais vous inviter d'une part pour évoquer cette économie française qui donne des signes d'inquiétude, d'autre part, on en parlera dans une vingtaine de minutes pour évoquer les conséquences de ce chaos, vous emploierez d'ailleurs le mot que vous voudrez, engendré par la présidence Trump. Et j'ai lu deux choses dans la presse du jour, dans Les Echos, un nouveau constructeur d'avions, nouveau pour moi, Comac ; c'est un constructeur chinois, il a déjà engrangé de nombreuses commandes fermes, c'est un concurrent extrêmement sérieux pour Boeing et Airbus. Alors même si les avions Comac n'ont pas encore le droit de voler, on peut imaginer qu'ils l'auront bientôt. Et puis l'autre information, c'est le luxe français, Kering, qui va mal avec des chiffres là aussi assez inquiétants. Gucci, c'est une marque française maintenant, 20% de chiffre d'affaires en moins, Saint-Laurent moins 9%... Enfin je pourrais continuer la liste noire. Or, Monsieur le gouverneur, on m'a dit que l'économie française avait notamment deux piliers : le luxe, l'aéronautique.

François VILLEROY De GALHAU
Un mot d’abord sur les deux entreprises que vous avez citées - je ne vais pas prétendre être un spécialiste de l'aéronautique chinoise… mais ce que vous dites sur Comac illustre un phénomène très général, c'est la percée technologique de la Chine. Et c'est vrai dans le secteur des énergies renouvelables, dans la pharmacie, etc. Et donc c'est une incitation de plus pour l'Europe à se réveiller et innover plus vite. Et nous avons des atouts. Sur le luxe, vous avez cité une entreprise en particulier; les autres entreprises françaises du luxe, me semble-t-il, n'ont pas les mêmes difficultés. L'économie française, ce n'est pas que le luxe et l'aéronautique, même si ce sont deux points forts, c'est beaucoup de services, c'est l'intelligence artificielle, c'est le tourisme, etc. Une économie, c'est à la fois des difficultés et puis des atouts. 
Sur la conjoncture, nous publions effectivement chaque mois ce qui est, au fond, le meilleur bulletin de santé de l'économie française, parce qu'il est réalisé par les hommes et les femmes de la Banque de France sur le terrain, auprès de 8 500 entreprises de toutes tailles et de tous secteurs. Cette enquête mensuelle nous dit que nous avons une croissance à la fois positive et ralentie. J'insiste sur ces deux adjectifs : positive, parce que nous disons +0,1% à +0,2% de croissance sur ce premier trimestre. Cela veut dire que l'économie française devrait échapper à la récession, cette année encore, contrairement à certaines craintes que l'on a entendues. Mais ralentie, parce qu'il y a beaucoup d'incertitudes, des incertitudes nationales, depuis la dissolution, même si, heureusement maintenant, il y a un budget. Mais s'y ajoutent des incertitudes internationales, notamment venues des Etats-Unis.

Guillaume ERNER
J'ai lu avec attention ce rapport. Effectivement, il y a des choses inquiétantes et des choses rassurantes. Mais au-delà, monsieur le gouverneur, il y a quand même quelque chose qui est étrange. Il y a de nombreuses années, on lisait « Quand la Chine se réveillera ». C'était un livre culte de Peyrefitte. Là, j'ai l'impression qu'il faudrait lire « Quand l'Europe se réveillera. »

François VILLEROY De GALHAU
Oui, il est très souhaitable que l'Europe se réveille. Il ne faut pas s'autoflageller. L’Europe a 450 millions d'habitants, très qualifiés avec du pouvoir d'achat. Il y a un marché européen, le fameux marché unique, qui pèse autant que le marché américain, ce qu'on ne sait pas toujours. Et puis, il y a toute une série de secteurs innovants et même des startups, en particulier dans le nord de l'Europe et maintenant en France. Mais l'Europe s'est un peu endormie face à la vague d'innovation née largement aux Etats-Unis, et en partie en Chine. Le rapport Draghi, par exemple, dont on a beaucoup parlé l'année dernière, ou le rapport Letta - un autre ancien premier ministre italien - font un diagnostic qui est très partagé aujourd'hui. Et nous savons ce qu'il faut faire. La Commission européenne a publié, il y a 15 jours, un document qui n'a peut-être pas été encore assez regardé, qu'elle appelle « Boussole de compétitivité ». L'Europe a toute une série d'atouts, sans dépenses budgétaires massives, pour mobiliser ses talents. Mais ce n'est pas le moment de s'endormir.

Guillaume ERNER
Si je lis dans ce rapport que vous venez de publier : des carnets de commandes dégarnis, une activité dans le bâtiment qui demeure faible. Moi, je suis toujours très attentif à l'activité dans le bâtiment parce que c'est un indicateur avancé. On sait que la France a des difficultés dans le secteur immobilier depuis des années, depuis 1954. Et rien n'est fait. Et si cette structure première ne va pas, rien ne peut aller, François Villeroy de Galhau.

François VILLEROY De GALHAU
Je ne crois pas qu'il faille lire cette enquête mensuelle avec uniquement des lunettes noires ou des lunettes roses. La réalité est entre les deux. Quand on regarde rétrospectivement, quand on interroge les chefs d'entreprise sur le mois écoulé, c'est-à-dire sur janvier, la réalité est plutôt un peu meilleure que ce qu'ils attendaient. C'est vrai dans l'industrie en particulier, ce qui est une bonne nouvelle. Et c'est vrai aussi dans les services : je pense à l'informatique, à la restauration, au transport. Il y a une certaine tendance dans ces enquêtes mensuelles depuis deux ans à ce que les chefs d'entreprise, quand ils se projettent, ont une vue un peu plus négative que la réalité qu'ils constatent ensuite. Cela correspond au sentiment d'incertitude. S'il y a un maître mot aujourd'hui qui menace l'économie, c'est cette incertitude qui engendre l'attentisme des entrepreneurs, qui diffèrent leurs investissements, ou même des consommateurs, qui diffèrent leurs achats et qui préfèrent épargner. De ce point de vue-là, l'imprévisibilité de M. Trump - il faut appeler les choses par leur nom - ne tient pas lieu de stratégie économique efficace. Partout dans le monde, cela augmente l'incertitude et donc cela pèse sur la confiance et la croissance.

Guillaume ERNER
On parlera de Donald Trump plus tard, François Villeroy de Galhau. Ce qui est certain, c'est qu'on voit bien, ou en tout cas, on a aujourd'hui cette impression très vive, la France a fait de mauvais choix : elle s'est désindustrialisée, elle importe beaucoup trop, notamment de la Chine. Et on voit que tout ceci, structurellement, pose problème, au-delà de ce rapport que vous venez de publier qui est effectivement moins catastrophique que prévu.

François VILLEROY De GALHAU
Il ne faut pas être trop pessimiste non plus... Je me méfie d’ailleurs de l'optimisme et du pessimisme. La Banque de France est indépendante, elle est présente sur le terrain et dit de façon crédible ce qu'elle voit pour essayer de réduire cette fameuse incertitude. Si je regarde l'économie française, il y a deux progrès, et il reste deux grands défis. Premier progrès : la victoire contre l'inflation. Rappelez-vous, c'était la préoccupation numéro un, légitimement, de nos concitoyens. Nous sommes revenus en dessous de 2% d'inflation en France. Dans cette même enquête mensuelle, nous avons interrogé les chefs d'entreprise, ceux qui avaient augmenté leurs prix au mois de janvier. D'habitude, janvier est le mois dans l'année où on augmente les prix. Or 13% seulement des industriels ont augmenté leurs prix. C'est beaucoup moins que les années précédentes, et c'est même moins qu'avant le Covid, avant la vague d'inflation. L'autre progrès que nous avons fait, dans la durée, concerne l'emploi. Nous avons encore un taux de chômage trop élevé, à 7,3%, chiffre publié hier. Mais rappelez-vous, il y a 10 ans, lors du précédent ralentissement économique, le taux de chômage était à plus de 10%. Entre-temps, depuis 10 ans, l'économie française a créé plus de 2 millions d'emplois en net. Mais il reste deux maladies économiques sérieuses. Il y en a une qui est française, c'est le problème de nos finances publiques et de notre dette. Il faut vraiment se mettre sérieusement à la traiter. Puis il y a une maladie plus européenne, face à la concurrence américaine et chinoise, c'est l'insuffisance de la croissance et de l'innovation. L'économie européenne tourne autour d'une croissance de 1% - c'est notre prévision de la Banque centrale européenne avec Christine Lagarde. Pendant ce temps-là, la croissance américaine est entre 2% et 3%, et année après année, l’écart se creuse. Il faut donc muscler la capacité d'innovation et de production en Europe. 

Guillaume ERNER 
Je récuse votre interprétation. Je suis plutôt optimiste le matin. Au contraire, c'est le soir où je broie du noir. Mais il y a un chiffre qui est incontestable, c'est la part dans notre PIB de l'industrie. Nous devrions être à 15%, nous sommes à un peu plus d'11%, je crois. Il y a un autre chiffre qui est extrêmement anxiogène, c'est le chiffre de la montée du chômage. Vous dites qu'on est à 7,2-7,3% aujourd'hui de chômage. On parle d'un chômage à 8% dans l'année. Qu'est-ce que vous en pensez ? 

François VILLEROY De GALHAU 
L'industrie, c'est très important, parce que cela fait des exportations, des emplois qualifiés, et des emplois répartis sur le territoire, mais ce n'est pas le seul moteur de l'économie. Regardez l'économie allemande : depuis deux ans, il y a une tendance à dire qu’elle a fait les mauvais choix, parce qu'elle est trop centrée sur l'industrie, et donc trop dépendante de la grande exportation vers la Chine, par exemple. Il faut donc un peu relativiser. Il y a aussi des services innovants. Sur le taux de chômage, ce n'est pas moi qui dis le 7,3%, c'est l'INSEE qui l'a publié hier, à partir de la méthode internationale, celle du Bureau International du Travail. Nous pensons qu'il y aura effectivement une montée du taux de chômage entre 7,5% et 8% dans l'année qui vient. Il faut être très vigilant sur ce point. Le taux de chômage devrait ensuite rebaisser avec une reprise progressive de l’activité. Comme il y a moins d'inflation, cela fait du pouvoir d'achat dans l'économie, et donc de la consommation : cela devrait aider la croissance et l'emploi. Pour autant nous ne sommes évidemment pas au bout du chemin : il faut continuer à viser, dans la décennie, le plein emploi. Certains de nos voisins en Europe y sont arrivés, c'est-à-dire un taux de chômage autour de 5%. L'Europe n'a pas à choisir entre son modèle social - auquel je suis personnellement très attaché, et l'immense majorité des concitoyens en France sont attachés - et l'innovation et la capacité de croissance. Les économies du Nord de l'Europe le montrent, ce sont souvent les économies à la fois les plus sociales et les plus innovantes.

Guillaume ERNER
C'est ça le problème, est qu'en fait, on se dit que bien sûr, on aimerait ne pas avoir à choisir, mais il se trouve que nous sommes très endettés. Et aujourd'hui, s'il faut investir, puisque vous évoquez le fait qu'il faut qu'on se réveille, c'est-à-dire innover, investir, avec quel argent ?

François VILLEROY De GALHAU
D'abord, investir peut se faire avec l'épargne privée. Or c'est justement un des atouts de l'Europe. Nous épargnons beaucoup plus que les Américains. Mais il se trouve que cette épargne, nous ne l'utilisons pas assez pour les investissements en Europe : les investissements numériques, les investissements dans la transition climatique, qui sont une priorité. Cela porte un nom dans l'agenda européen : l'Union pour l'épargne et l'investissement. Mieux mobiliser l'épargne des Européens au service des investissements européens et de l'innovation.

Guillaume ERNER
Il paraît que c'est follement compliqué sur le plan administratif et réglementaire.

François VILLEROY De GALHAU
Il y a sûrement des marges de simplification.

Guillaume ERNER
Vous le dites mieux que moi… 

François VILLEROY De GALHAU
Je le dis depuis longtemps : la simplification à l'européenne n'est pas la dérégulation à l'américaine. Je prends l'exemple du climat. M. Trump est climato-sceptique. Il nie le besoin même de régulation sur le climat. Or la menace climatique, malheureusement, ne cesse de croître, y compris aux Etats-Unis. Mais on peut faire plus simple et cela facilitera l'innovation. 
Pour le reste, puisque vous parlez de notre dette publique. La question qu'on doit se poser, c'est : ne pouvons-nous pas être plus efficaces dans nos dépenses publiques ? Je vais citer un chiffre qui n'est pas très connu : le total des dépenses publiques en France, c'est 57% du PIB, de la taille de l'économie. Quand je regarde nos voisins européens, qui ont à peu près le même modèle de services publics, de redistribution contre les inégalités, de protection sociale, c'est 47,7%. Donc plus de 9 points d'écart : cela veut dire 260 milliards d'euros. Je ne dis pas que nous pouvons faire 260 milliards d'euros d'économies d'un claquement de doigts. Mais regardons secteur par secteur s'il n'y a pas, chez nos voisins européens, des exemples à prendre, des recettes pratiques pour être plus efficaces, obtenir le même résultat en dépensant un peu moins.
 

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Mise à jour le 18 Février 2025