Discours

Banques centrales, la sortie du jardin d’Eden

Intervenant

François Villeroy de Galhau – Interventions

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

Mise en ligne le 28 Juin 2024

François Villeroy de Galhau intervention

Global Interdependence Center Paris – 28 juin 2024
Discours de François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

Mesdames, Messieurs,

Bienvenue à Paris pour la dernière édition en date de la conférence GIC. Pendant la majeure partie des quarante dernières années, les banques centrales ont vécu dans une sorte de jardin d’Eden économique : une vie apparemment paisible avec des choix faciles. Je commencerai par décrire ce paradis d’inflation stable (I). J’évoquerai ensuite les chocs qui ont interrompu cette tranquillité – la Grande volatilité – laissant présager un monde fait d’incertitudes accrues : la Sortie du jardin (II). Je soulignerai ensuite les stratégies pour répondre à ce monde plus complexe, et l’importance de notre indépendance et de notre mandat de stabilité des prix (III)

I. Un monde d’inflation stable et la montée en puissance de la crédibilité des banques centrales

La Grande modération, du milieu des années 1980 à la Grande crise financière, a été une période d’inflation modérée et de croissance régulière de la production, de l’emploi et des niveaux de vie. Cette stabilité macroéconomique, après les turbulences des années 1970, a suscité de la part des chercheurs et des décideurs une grande confiance dans notre capacité à lisser le cycle d’activité, malgré un débat animé sur la question de savoir si cette longue période était le fruit de la « chance » ou de « bonnes politiques ». En effet, l’offre économique a bénéficié de l’intégration des économies de l’Europe centrale et de l’Est et de l’accélération de la mondialisation lorsque la Chine a commencé à s’ouvrir entièrement au début des années 2000. De plus, les risques politiques étaient globalement faibles et les innovations technologiques foisonnantes. 

Cette période a été interrompue par la Grande crise financière en 2008 et la crise de la dette en Europe en 2010-2012. Mais les banques centrales ont plutôt rapidement compris la nature du choc et ont répondu de manière décisive, en proposant de nouveaux outils d’approvisionnement en liquidité qui ont permis d’éviter des ventes d’actifs en urgence qui auraient amplifié la crise. Une période de « lowflation » s’est ensuite installée de 2012 à 2020, associée à des taux d’intérêt réels très bas au niveau mondial. La baisse de r* reflétait un excédent d’épargne mondial résultant d’une augmentation de l’épargne-retraite, des déséquilibres commerciaux et des comportements d’auto-assurance des économies émergentes.

Certainement, il y avait un élément de « chance », au sens où les chocs affectant les économies avant la pandémie étaient relativement bien compris i. En outre, la plupart des chocs ont porté du côté de la demande, ce qui a rendu les décisions moins controversées en raison d’une « coïncidence divine » entre la stabilisation de la production et de l’inflation. Toutefois, sur l’ensemble de la période, les décideurs ont réagi avec de « bonnes politiques de stabilisation » en temps réel. Ces bonnes politiques n’étaient pas le fruit d’une coïncidence, mais d’un renforcement de la crédibilité institutionnelle. Avec le processus de désinflation amorcé au milieu des années 1980 et qui s’est transformé en Grande modération, les banques centrales ont acquis l’indépendance nécessaire pour prendre des décisions difficiles et agir de manière symétrique. Elles ont reçu des mandats clairs de maintien de la stabilité des prix (qui sont devenus, en pratique, des cadres de ciblage de l’inflation avec une convergence progressive vers la cible de 2 % commune aux principales banques centrales). Et surtout, elles ont largement amélioré leur communication, leur transparence et leur responsabilité afin d’ancrer les anticipations des futures décisions. Ces trois améliorations se sont renforcées mutuellement, une crédibilité accrue permettant aux banques centrales de stabiliser l’inflation par des ajustements de politique monétaire relativement modestes, ce qui a contribué en retour à l’ancrage des anticipations et à une consolidation de la crédibilité.

II. La période actuelle de « Grande volatilité »

Cet environnement relativement favorable aux banquiers centraux a connu une fin soudaine avec la pandémie de Covid entre 2020 et 2022, qui, d’un point de vue économique, a constitué une suite de chocs inattendus à la fois sur la demande et sur l’offre, qui ont considérablement renforcé les dynamiques désinflationnistes. Et pourtant, alors que le monde sortait de la pandémie, les perturbations de la chaîne d’approvisionnement résultant des goulets d’étranglement dans les services de transport ou dans la disponibilité de certains biens intermédiaires très spécifiques ont représenté des chocs de hausse des coûts pour les biens industriels non énergétiques.
 

Image UNE SÉQUENCE DE PERTURBATIONS DE LA CHAÎNE D’APPROVISIONNEMENT Thématique Politique monétaire Catégorie Discours
Une séquence de perturbations de la chaîne d'approvisionnement

Les contraintes d’offre qui en ont résulté sont survenues à une période où la consommation de services à forte intensité de contact était contrainte, encourageant une réorientation vers les biens durables, un secteur déjà en difficulté. Après la réouverture de l’économie, la hausse soudaine des prix de l’énergie à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie a considérablement accéléré l’inflation, en particulier dans la zone euro, avec le danger très réel d’un régime d’inflation élevée persistante.

Image UNE INVERSION DU CHOC SUR LES PRIX DE L’ÉNERGIE Thématique Politique monétaire Catégorie Discours
Une inversion du choc sur les prix de l'énergie

Les tensions sur les marchés du travail ont amplifié les pressions inflationnistes, un problème exacerbé par des mesures budgétaires très accommodantes (en particulier aux États-Unis). 

Image LES TENSIONS SUR LE MARCHÉ DU TRAVAIL COMMENCENT À S’ATTÉNUER, À PARTIR DE NIVEAUX ÉLEVÉS Thématique Politique monétaire Catégorie Discours
Les tensions sur le marché du travail commencent à s'atténuer, à partir de niveaux élevés

La véritable question, à ce stade, est la suivante : cela présage-t-il d’un nouveau régime avec une augmentation permanente de la volatilité économique, ou finirons nous par revenir à un environnement plus modéré ? Dans la fidèle lignée des économistes, j’opterai pour une réponse de normand : « les deux sont en partie vrais ».

La baisse de l’inflation et le(s) succès de la politique monétaire

La bonne nouvelle, et cela renforce l’hypothèse d’une « grande volatilité » temporaire, est que l’inflation a ralenti relativement rapidement dans la zone euro, tout comme aux États-Unis, en raison d’une part de l’inversion de l’évolution des prix de l’énergie et des produits alimentaires et d’autre part de notre action ferme de politique monétaire. Après le pic de l’inflation totale en octobre 2022 à 10,6 %, les taux d’inflation ont baissé de moitié pour revenir à 5,3 % en septembre 2023 alors que les taux directeurs de la BCE étaient au plus haut, puis ils ont à nouveau baissé de moitié à 2,6 % en mai. Rétrospectivement, les chocs sous-jacents étaient transitoires, mais la politique monétaire a joué son rôle en empêchant leur propagation durable à l’inflation core

Cette désinflation réussie a reposé sur deux canaux essentiels : le canal « traditionnel » par lequel des taux d’intérêt réels plus élevés freinent le crédit et la demande (on estime qu’ils ont contribué à réduire l’inflation de 2 points de pourcentage en 2024), et le canal plus récent des anticipations par lequel les chocs inflationnistes s’estompent en raison de l’ancrage des anticipations d’inflation. 
 

Image DES ANTICIPATIONS D’INFLATION ANCRÉES POUR LES MARCHÉS ET LES ENTREPRISES Thématique Politique monétaire Catégorie Discours
Des anticipations d'inflation ancrées pour les marchés et les entreprises

Le pouvoir de ce second canal peut être relié directement au cycle vertueux de crédibilité que j’ai mentionné auparavant. 

La « Grande volatilité » est-elle appelée à durer ?

Il existe malheureusement des raisons de croire que la période de forte volatilité de l’inflation pourrait aussi durer. Certaines tendances macroéconomiques pourraient rendre l’inflation plus erratique et moins prévisible. Permettez-moi d’aborder cette question plus en détail :

Les facteurs d’offre deviennent moins favorables. Je n’en énumérerai que quelques-uns : les taux de fertilité dans la plupart des pays européens sont en baisse, réduisant la main-d’œuvre potentielle ; les politiques en faveur de sources d’énergie décarbonées, bien que justifiées, pourraient peser sur l’offre pendant la période de transition ; et la fragmentation du commerce mondial devient plus probable et les chaînes d’approvisionnement plus fragiles, dans un contexte d’affaiblissement des institutions multilatérales. Les analystes situent le pic de la mondialisation à la fin de la première décennie de ce millénaire ii. De nombreux espoirs reposent sur la capacité de l’intelligence artificielle à améliorer la productivité, mais son incidence sur l’inflation est incertaine.

Dans le même temps, les chocs exogènes pourraient devenir plus fréquents et de plus grande ampleur : le changement climatique est à l’origine d’une multiplication des événements météorologiques extrêmes, comme le montrent les inondations dévastatrices dans le sud de l’Allemagne et le nord de l’Italie au début de ce mois. En outre, les rivalités géopolitiques et l’incertitude politique sont susceptibles de s’intensifier. 

III. Stratégies de politique monétaire pour affronter les périodes de volatilité élevée

Quels sont les ajustements nécessaires à un nouveau régime d’inflation avec une volatilité plus élevée ?

Le point de départ : cartographier les chocs d’offre potentiels

Pour définir un point de départ approprié, nous devons développer nos capacités analytiques afin de prendre en compte ces nouveaux risques au sein d’un processus de politique monétaire complet et fondé sur les données. Un des enseignements tirés de la récente flambée de l’inflation est que tous les chocs d’offre ne se valent pas. De fait, un des défis qui se présentent est de formaliser une cartographie de la multitude de chocs potentiels. Permettez-moi de proposer 4 dimensions selon lesquelles nous devons analyser tout choc potentiel :


 

Image UNE CARTOGRAPHIE DES CHOCS D’OFFRE: QUATRE DIMENSIONS CLÉS Thématique Politique monétaire Catégorie Discours
Une cartographie des chocs d'offre: Quatre dimensions clés

a) Quelle partie du réseau de production est directement affectée ? Les chocs qui affectent les secteurs de biens ou services complémentaires situés en amont de la chaîne de production (ou difficiles à remplacer) ont des effets plus importants que pour ceux situés en aval et facilement substituables.
b) Le degré de viscosité des prix du secteur affecté. Des chocs persistants sur les secteurs modifiant rarement leurs prix occasionneront des coûts plus durables que des chocs temporaires sur des secteurs dont les prix sont très flexibles dans les deux sens.
c) Chocs internes versus chocs externes. Les chocs sur les biens importés sans substitut domestique ont un impact immédiat plus fort, alors que par la suite l’effet des termes de l’échange peut partiellement atténuer les pressions inflationnistes totales. Les modifications des prix relatifs internes (comme la taxe carbone) redistribuent le pouvoir d’achat entre les consommateurs intérieurs.
d) La prévisibilité des effets (une taxe carbone en hausse régulière annoncée à l’avance aura des effets plus gérables de ceux d’un bond ponctuel inattendu). 

Les banques centrales devront investir dans des modèles plus granulaires pour analyser ces chocs. En particulier, l’intégration de risques (physiques) liés au climat, bien qu’elle en soit encore à ses débuts, devrait alimenter notre évaluation des risques pour les perspectives d’inflation. Les chocs d’offre étant tous différents, une approche possible consiste à utiliser des scénarios pour explorer les interactions complexes ou les évènements à faible probabilité/fort impact. Ces scénarios pourraient constituer des intrants utiles pour une approche de la politique monétaire fondée sur la gestion des risques. En période d’incertitude élevée, nous ne serons pas toujours capables d’identifier tous les chocs en temps réel, de sorte qu’une approche fondée sur la gestion des risques s’appuierait sur les scénarios les plus coûteux.

Deux messages concernant notre point d’arrivée

Concernant notre point d’arrivée, permettez-moi de souligner deux messages clefs. 

  • Premièrement, même si les chocs d’offre peuvent provoquer des arbitrages compliqués entre production et inflation à court terme, ils ne doivent pas nous empêcher d’atteindre notre cible d’inflation, qui crée les conditions les plus favorables d’une croissance soutenable sur le long terme.
     
  • Deuxièmement, l’engagement envers notre cible d’inflation est une stratégie efficace pour renforcer le canal d’anticipation de la politique monétaireiii. À cet égard, la cible à moyen terme symétrique de 2% que nous avons défini en 2021 nous a été bien utile au cours des dernières années. Nous devons donc nous abstenir de modifier ce niveau de 2%, mais le degré de flexibilité adéquate fera partie de notre revue de la stratégie l’an prochain. Une cible à moyen terme symétrique de 2 % ne signifie pas strictement 2,0 % en permanence, une certaine marge d’ajustement dans le temps est probablement préférable à une marge d’ajustement dans l’espace. Notre horizon à moyen terme nous offre la flexibilité suffisante pour lisser l’ajustement aux chocs, tandis qu’un objectif défini comme un intervalle pourrait affaiblir l’ancrage des anticipations d’inflation et être pris, à tort, pour une zone d’inaction de la politique monétaire iv

Je voudrais à présent passer de ces défis à long terme à une remarque sur notre politique actuelle. 

Notre gradualisme pragmatique est compatible avec un poids progressivement plus élevé accordé aux projections – et un poids progressivement moins élevé accordé aux apports de données. Cela reflète la variabilité de l’incertitude et des risques dans le temps. Les données peuvent être volatiles, et il existe un risque de surréaction aux nouvelles informations, en particulier jusqu’à la fin de cette année : par conséquent, « fondé sur les données » dans l’environnement d’inflation actuel ne signifie pas « fondé sur des estimations rapides ». Cela étant dit, le chiffre d’inflation du mois de juin pour la France publié ce matin à 2,5% après 2,6% en mai est encourageant : la désinflation suit son cours. Les surprises en matière de données étant désormais moins élevées et les révisions de notre diagnostic plus faibles qu’il y a deux ans, nous avons gagné en confiance dans les prévisions et disposons d’une marge de manœuvre accrue pour ne pas tenir compte des petits cahots dans le processus de désinflation. 

Permettez-moi de conclure avec une métaphore. La course automobile des 24 Heures du Mans a été particulièrement difficile cette année en raison de conditions météorologiques dangereuses et 10 voitures ont abandonné en raison de défaillances mécaniques. Cela souligne que plus le voyage est incertain, plus le véhicule doit être fiable. Cela s’applique également à la politique monétaire et aux banques centrales : en période d’incertitude, nous avons besoin d’un véhicule fiable. Nous disposons de la solidité de nos deux piliers que sont l’indépendance et nos mandats de stabilité des prix. Soyez assurés que, dans ces temps incertains, la crédibilité de la Banque de France et de la BCE, ainsi que la confiance qu’elles inspirent, seront fermement ancrées dans ces deux piliers. 
 

iGarnier, (O.), De la grande modération à la grande volatilité de l’inflation, 2023
iiNussbaum, (B.), Peak globalization, 2010
iiiVilleroy de Galhau, Anatomie d’une chute d’inflation : d’une première phase réussie aux conditions d’un atterrissage maîtrisé, discours à l’Université Paris-Dauphine, 28 mars 2024
ivLe Bihan, Marx, Matheron (2021) Bandes de tolérance à l’inflation dans un modèle néo- keynésien, et Grosse-Steffen (2021) Ancrage des anticipations d'inflation :les formulations des cibles d'inflation sont-elles importantes ?

Mise à jour le 28 Juin 2024