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Quel narratif de politique monétaire après la forward guidance ?
Intervenant
François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Mise en ligne le 12 Octobre 2022
Columbia University, New York, 11 octobre 2022
« Quel narratif de politique monétaire après la forward guidance ? »
Discours de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France.
Mesdames, Messieurs, chers étudiants, chers professeurs,
Je remercie chaleureusement le Dr. Patricia Mosser pour cette invitation à m’exprimer à l’université de Columbia. J’ai déjà eu l’honneur de prononcer un discours ici en avril 2017 et c’est un plaisir de me retrouver parmi vous. Le contexte actuel est à l’évidence très différent de celui d’il y a cinq ans : nous faisons aujourd’hui face à une inflation trop élevée – alors qu’elle était trop faible en 2017 –, et nous naviguons dans un environnement géopolitique plus incertain que jamais. En raison de cette incertitude, une forward guidance contraignante des banques centrales semble moins pertinente, et c’est à juste titre qu’elle a été mise de côté récemment. Mais cela ne constitue pas un argument en faveur d’un retour au secret qui caractérisait l’activité de banque centrale dans les années 1990. L’une des questions les plus importantes actuellement pour les banques centrales est donc de savoir comment assurer une « nouvelle prévisibilité ».
En effet, ne pas donner de forward guidance ne signifie pas, et ne peut pas signifier, ne pas avoir de narratif ni de stratégie monétaire. Permettez-moi d’aborder cela plus en détail aujourd'hui, en présentant d’abord les raisons pour lesquelles nous devons agir de manière déterminée afin d’atteindre notre cible d’inflation de 2 % (I), puis en proposant quelques étapes sur notre trajectoire de normalisation (II) et enfin, en éclairant une question sensible de coordination (III).
I. Nous devons agir de manière déterminée pour atteindre notre cible de 2 %
L’inflation a atteint des niveaux qui n’avaient pas été observés depuis des décennies aux États-Unis et dans la zone euro. L’inflation mesurée par l’IPCH dans la zone euro est ressortie à 10,0 % en septembre 2022 et, hors énergie et produits alimentaires, elle a atteint 4,8 %. Nous avons décidé d’anticiper la normalisation de notre politique monétaire en septembre avec un relèvement de 75 points de base de tous nos taux directeurs, les ramenant en territoire positif pour la première fois depuis juillet 2012. Face à une action menée rapidement, des voix s’élèvent toujours pour demander s’il ne s’agit pas d’une surréaction ou si l'on ne pourrait pas attendre et avancer plus lentement. Pour certains en Europe, deux arguments plaideraient en faveur de l’inaction ou au moins de la prudence : le fait que l’origine du choc soit du côté de l’offre, et le risque d’une récession. Permettez-moi de vous expliquer pourquoi je ne pense pas que de telles craintes devraient nous faire dévier de notre trajectoire de normalisation.
Concernant la nature du choc, l’inflation actuelle dans la zone euro comporte une forte composante liée à l’énergie et à l’offre, reflétant les perturbations de l’offre liées à la pandémie en 2021, auxquelles s’ajoute la forte hausse des prix de l’énergie cette année après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Lorsque les banques centrales font face à des chocs d’offre temporaires, elles sont souvent censées « regarder au-delà » des effets immédiats et, si nécessaire, étendre l’horizon auquel l’inflation revient à sa cible. Cependant, en raison des tensions le long de la chaîne des prix, l’inflation s’est non seulement accrue, mais elle s’est élargie aux biens industriels et aux services. Dans la zone euro, l’inflation sous-jacente est supérieure à 2 % depuis octobre 2021 et supérieure à 4 % depuis juillet 2022.
Une autre caractéristique du choc d'inflation auquel nous faisons face est sa persistance. Cela pourrait affecter les anticipations d'inflation et entraîner un désancrage. Les niveaux actuels d’inflation exigent que nous démontrions clairement notre détermination monétaire. Nous savons, toutefois, que les changements importants de politique monétaire auxquels nous avons déjà procédé prendront au moins un an ou plus pour se répercuter sur l’économie. Mais c’est clairement notre prévision et notre volonté que de ramener l’inflation vers 2 % d’ici deux à trois ans.
Je ne suis pas non plus convaincu par l’arbitrage entre lutter contre l’inflation excessive et éviter une récession. Il y a au moins trois raisons claires pour prioriser la stabilité des prix : (i) juridique : notre mandat est axé sur la stabilité des prix, (ii) politique : nos concitoyens se préoccupent avant tout de l’inflation et de son impact sur le pouvoir d’achat, (iii) économique : une inflation durablement installée signifierait une baisse de la confiance, une augmentation des primes de risque, ainsi que davantage de distorsions de prix, et par conséquent, moins de croissance à long terme.
En outre, le point de départ économique de la zone euro reste relativement favorable cette année. Le marché du travail est très solide avec de nombreux postes vacants et le taux de chômage s’est établi à un niveau historiquement bas de 6,6 % en juillet et en août. La croissance annuelle du PIB en 2022 devrait atteindre 3,0 % selon les dernières projections du FMI – soit presque le double de la croissance aux États‑Unis –, malgré un ralentissement prévu au second semestre après la croissance robuste du premier semestre. Nous ne pouvons pas exclure une récession temporaire l’année prochaine, en particulier en cas d’évolutions encore plus défavorables sur les marchés du gaz et de l’électricité, mais une récession de courte durée – et limitée – serait moins préjudiciable qu’une stagflation prolongée.
II. Pas de forward guidance, mais des étapes sur la trajectoire monétaire
Lors de sa réunion de juillet, le Conseil des gouverneurs de la BCE a officiellement mis fin à sa forward guidance sur les taux directeurs pour passer à une prise de décisions réunion par réunion. Ce changement est approprié, car nous vivons dans une période particulièrement incertaine et nous ne devons pas avoir les mains liées. Cela étant, puisque nous savons que les taux d’intérêt à moyen et long termes constituent une part importante du mécanisme de transmission de la politique monétaire, il est important que la courbe de taux corresponde dans les grandes lignes aux intentions des décideurs : c’est pourquoi, en tant que banquiers centraux, nous souhaitons toujours fournir une certaine prévisibilité concernant notre fonction de réaction. Bien entendu, les banquiers centraux ne suivent pas de fonction mécanique ; néanmoins, en temps normal, de simples règles de rétroaction font raisonnablement l’affaire pour résumer ce que nous prévoyons de faire. Mais nous ne nous trouvons pas dans des circonstances normales et la prise de décision est plus difficile que d’habitude. Quelles sont les approches possibles pour résumer notre cadre de politique monétaire, ou notre narratif ? Je mentionnerai d’abord deux approches opposées et extrêmes, avant de proposer des étapes utiles sur la trajectoire.
1. Deux approches diamétralement opposées
La première, que j’appellerai « approche empiriste », consisterait à conduire la politique monétaire uniquement sur la base des données actuellement observables. On trouve dans cette catégorie des règles trop simplistes, comme le relèvement des taux d’intérêt nominaux jusqu’au retour de l’inflation à sa cible. Mais cette approche ne tient pas compte du fait que la politique monétaire est soumise à des décalages temporels – qui peuvent atteindre deux ans avant qu’elle ne se transmette intégralement à l’inflation – et que d’autres facteurs peuvent influer sur l’inflation future. Cette approche risquerait de nous faire surréagir. Prendre des décisions réunion par réunion et sur la base des dernières données disponibles ne signifie pas que nous devrions avoir une vision à court terme, elle doit au contraire être prospective.
Si l’on pousse un peu plus loin ma définition, un autre exemple de l’« approche empiriste » consisterait simplement à suivre la Réserve fédérale des États-Unis, peut-être avec un écart afin de refléter la différence des taux neutres à long terme. C’est bien évidemment ce que font les pays dont le taux de change est ancré au dollar. Les banques centrales sont bien sûr conscientes de ce que font leurs pairs, et les actions de la Fed ont sans aucun doute des répercussions, notamment via leur effet sur le taux de change, dont je parlerai plus en détail ultérieurement. Mais cela n’aurait pas de sens pour la BCE de suivre aveuglément la Fed : malgré une accélération considérable de l’inflation dans les deux économies, les causes sous-jacentes ne sont pas les mêmes et l’orientation de la politique monétaire devrait, par conséquent, être différente également. D’une part, le choc d’offre d’énergie est beaucoup plus intense dans la zone euro, qui est un gros importateur net d’énergie alors que les États-Unis sont exportateurs nets. D’autre part, la reprise post-pandémie de la demande agrégée est beaucoup plus forte aux États-Unis, où le marché du travail est nettement plus tendu.
À l’autre extrémité du spectre se situe ce que j’appellerais l’« approche académiste » – bien qu’elle provienne de Lars Svensson, qui a été, entre autres, sous-gouverneur de la banque centrale suédoise de 2007 à 2013. Cette approche consisterait à adopter un point de vue purement prospectif et à pratiquer un ciblage des prévisions d’inflation. La banque centrale détermine alors une trajectoire de taux d’intérêt qui soit compatible avec un retour (et une stabilisation) de l’inflation à la cible sur l’horizon de prévision. Des modèles simples, comme le modèle initial de Svensson (1997), peuvent être inversés afin de trouver un taux d’intérêt directeur unique – le « taux compatible avec la cible ». Avec des modèles plus complexes, on peut trouver des trajectoires compatibles avec la cible à l’aide de scénarios de taux d’intérêt.
Cette approche est séduisante en théorie, mais soulève plusieurs problèmes pratiques. Tout d’abord, elle repose largement sur la nécessité de disposer d’un modèle très précis et d’identifier clairement les chocs qui frappent l’économie, et aussi dans quelle mesure ils seront persistants. Les révisions substantielles apportées aux prévisions au cours des derniers trimestres soulignent bien à quel point il est difficile de calibrer la politique monétaire sur la base d’un ciblage des prévisions. Un second problème, plus subtil, concerne la « stationnarité » de la plupart des modèles macroéconomiques. C’est soit vrai par hypothèse dans les modèles néo-keynésiens standard, soit implicite, dans les modèles de prévision empiriques. Quelle qu’en soit la raison, l’inflation prévue a tendance à revenir à sa cible ou à sa moyenne historique dans presque tous les scénarios. En d’autres termes, peu de modèles macroéconomiques appliqués laissent l’inflation dévier sérieusement de sa cible de façon durable. De nombreux modèles font implicitement l’hypothèse d’une probabilité minimale de risques extrêmes et de chocs, et d’un niveau exagéré de crédibilité de la banque centrale. En conséquence, ils auront tendance à sous-estimer la réaction des taux d’intérêt nécessaire pour stabiliser les prévisions d’inflation à la cible. Franchement, il est trop tôt pour dire à quel niveau pourrait se situer le taux terminal, même s’il sera peut-être possible de le dire dans le futur.
2. Plusieurs étapes utiles sur notre chemin
La section précédente a mis en évidence que des règles univoques, fixées une fois pour toutes, n’ont qu’une utilité pratique limitée dans le contexte actuel ; elles nous font courir le risque soit de surréagir (approche empiriste) soit de sous-réagir (approche académiste). Pourtant, nous ne devons pas renoncer à tout repère. Le bon équilibre me paraît être d’expliciter une étape intermédiaire sur notre chemin. Au-delà de cette étape intermédiaire, je crois qu’il serait utile que la zone euro définisse quelques critères de décision concernant à la fois les taux d’intérêt et la taille de notre bilan.
2.1 Le taux neutre comme étape intermédiaire
S’agissant de la première partie du voyage, la BCE poursuivra le processus de normalisation jusqu’à ce que nous atteignions au moins le taux d’intérêt neutre. Bien sûr, les modèles structurels de r* sont notoirement imprécis et volatils, mais ils nous permettent néanmoins de comprendre l’évolution du taux naturel sur de longues périodes.
Ce slide représente une mesure qui repose sur quelques hypothèses moins techniques : elle utilise la courbe des taux OIS nominaux et les taux de swaps ILS pour créer des taux réels anticipés à un an, sur des horizons de 4 à 9 ans ; cela peut nous dire à quel niveau les marchés prévoient une stabilisation des taux réels une fois que les chocs en cours se seront dissipés. La ligne continue montre la première composante principale comme étant une estimation de r* à l’aide de cette approche, avec un taux neutre réel qui se situe aujourd’hui juste au-dessous de zéro. Sur la base d’une cible d’inflation à 2 %, le taux neutre nominal devrait alors être un peu inférieur à 2 %. Étant donné que l’inflation est très supérieure à la cible et toujours en hausse, nous devrions atteindre ce niveau avant la fin de l’année. Il est beaucoup plus important de fournir ce repère au public que d’encourager la spéculation et les paris publics concernant l’ampleur du prochain relèvement en octobre : c’est pourquoi je ne dirai rien aujourd’hui sur la discussion à propos de ces 50/75 points de base, qui est prématurée, en particulier compte tenu de la volatilité actuelle sur les marchés et du durcissement supplémentaire des conditions de financement.
2.2 Une approche en quatre volets pour les prochaines décisions de taux d’intérêt
Que se passera-t-il à partir de là? Nous ne cesserons probablement pas de relever les taux, mais nous allons aborder une autre partie du voyage : plus flexible, et possiblement plus lente, en nous basant sur une évaluation économique précise, réunion par réunion. Cette évaluation devrait à mon sens suivre une approche en quatre volets, avec quatre indicateurs principaux :
- Premièrement, les données d’inflation effectives, en accordant une attention particulière à l’inflation sous-jacente, car c’est sur celle-ci que la politique monétaire est pertinente. Nous devons en particulier examiner les mesures de l’IPCH hors énergie et alimentation, et la croissance des salaires négociés : d’ailleurs, nous n’observons pas jusqu’à présent de signes d’une spirale salaires-prix généralisée. Il y aura un tournant – que nous ne voyons pas encore – lorsque l’inflation sous‑jacente aura atteint un pic.
D’autres mesures de l’inflation sous-jacente sont moins bruitées que l’indice standard hors produits alimentaires et énergie et sont par conséquent mieux à même de signaler les tensions inflationnistes à moyen terme. De fait, à la suite de la pandémie, les trois mesures alternatives présentées dans ce slide (la composante persistante et commune de l’inflation, la mesure fondée sur la moyenne tronquée et la mesure finecore (IPCH sous-jacent à exclusion fine) ont commencé à augmenter plus tôt que l’indice sous-jacent standard. Et aussi bien en 2008 qu’en 2011-2012, ces mesures alternatives ont également signalé plus tôt l’atténuation des tensions inflationnistes.
- Deuxièmement, l’inflation future. Nous utiliserons bien sûr nos modèles et nos prévisions, mais nous devrons accorder une grande attention aux anticipations d’inflation formulées par les marchés financiers et davantage encore à celles des agents économiques : entrepreneurs et ménages sont ceux, in fine, qui fixent les prix et les salaires. Jusqu’à présent, les anticipations d’inflation à l’horizon de 3 à 5 ans demeurent bien ancrées sur les marchés, mais les signaux sont contrastés du côté des entreprises et des ménages.
Tout signe de désancrage plus fort appellerait une réaction monétaire plus forte.
- Troisièmement, il nous faudra examiner plus attentivement l’activité et le cycle économiques. Durant cette phase de durcissement, contrairement à la phase de normalisation, l’évaluation de l’état de l’économie et les projections relatives à la croissance et à l’emploi joueront un rôle plus important. En cas de récession – même si elle devait être limitée et temporaire –, il est certain que des appels à cesser le durcissement se manifesteraient. On passerait alors à côté de la question : pour ramener l’inflation à la cible, une récession n’est ni nécessaire ni suffisante en soi. Un débat plus pertinent portera sur l’évaluation de la pente des courbes de Phillips. La hausse actuellement rapide de l’inflation sous-jacente a conduit certains observateurs à suggérer que le paradigme d’une courbe de Phillips plate des dernières décennies est désormais obsolète. Ce qui est plus probable, c’est que la fixation des prix dans l’économie dépend de la situation, les entreprises réagissant davantage et plus rapidement à des chocs importants, de sorte que la courbe de Phillips est non linéaire et convexe. Dans tous les cas, nous ne pouvons tabler sur le fait qu’une courbe de Phillips plus pentue fasse entièrement le travail, permettant une désinflation relativement « immaculée ».
- Enfin, et surtout, nous aurons besoin d’une référence pour mesurer le degré de durcissement monétaire. Le taux d’intérêt réel calculé avec l’inflation totale effective fournirait des signaux trompeurs. Les taux d’intérêt réels anticipés à moyen terme permettent une meilleure évaluation : ils doivent être au moins positifs sur l’ensemble des échéances à l’exception des plus courtes, et pourraient le devenir encore plus sous l’effet de deux changements possibles : un mouvement à la baisse des anticipations d’inflation et de nouveaux ajustements à la hausse des taux d’intérêt nominaux attendus.
2.3 Quelques réflexions initiales relatives au bilan
Une autre question à laquelle nous devrons nous confronter est la normalisation de notre bilan. Celui-ci a connu une expansion ces dernières années par le biais de nombreux programmes (APP, PEPP, TLTRO,...), et il est à présent tout juste inférieur à 9 000 milliards d’euros.
Il ne serait pas cohérent de conserver un bilan de taille très importante trop longtemps dans le but de comprimer la prime de terme, tout en envisageant dans le même temps de durcir les taux directeurs pour les porter au‑dessus du taux neutre. De plus, augmenter la rémunération de réserves excédentaires très importantes pourrait altérer la transmission du resserrement monétaire souhaité via le canal bancaire. Mais cette question est évidemment moins pressante que la hausse des taux d’intérêt jusqu’au niveau neutre, et ne devra être traitée qu’à un stade ultérieur.
Au stade actuel, permettez-moi simplement de proposer quelques principes préliminaires qui pourraient, selon moi, guider la normalisation de notre bilan, en temps voulu :
- Premièrement, notre taux d’intérêt directeur doit rester notre principal instrument pour ajuster l’orientation de notre politique monétaire. La taille de notre bilan doit être utilisée comme un outil complémentaire, dont les effets sont plus difficiles à calibrer ou à régler finement.
- Deuxièmement, nous devons suivre une séquence claire s’agissant de nos divers programmes : (i) le remboursement des TLTRO intervient en premier, et nous devons éviter toute incitation involontaire à retarder les remboursements par les banques, (ii) à l’autre bout de la séquence, le PEPP doit être réinvesti jusqu’à fin 2024, comme cela a été indiqué, (iii) entre les deux se trouve l’APP pour lequel le Conseil des gouverneurs a déclaré que les réinvestissements se poursuivront, en totalité, « bien après la date à laquelle il aura commencé à relever les taux d’intérêt directeurs de la BCE ». Ici, nous pourrions commencer avant 2024, en maintenant des réinvestissements partiels, mais à un rythme progressivement réduit.
- Troisièmement, la sortie progressive du portefeuille d’actifs doit être ordonnée, annoncée avec prudence et bien à l’avance. L’« effet stock » des portefeuilles d’actifs, qui est le canal de transmission essentiel, dépend principalement de l’anticipation sur la fin du cycle de normalisation, à la fois en termes de date et de taille. Les fluctuations du rythme de retrait tout au long du trajet vers la destination ont moins d’importance.
- Quatrièmement, comme nous l’a enseigné l’expérience des États-Unis en 2017-2019, le rythme de la réduction du bilan ne doit pas être laissé totalement en « pilotage automatique ». Commencer lentement, évaluer la réaction des marchés et accélérer progressivement paraît une approche solide. Une certaine flexibilité doit être conservée, en cas de chocs de liquidité soudains. En effet, l’« effet flux » peut temporairement jouer un rôle quand la liquidité de marché s’assèche brutalement.
III. Une question sensible de coordination
C’est ainsi que nous devrions conduire notre politique monétaire intérieure. Mais en conclusion, permettez-moi d’aborder une question sensible de coordination entre les différentes politiques monétaires. Compte tenu de l’importance financière du dollar et de la nécessité pour la Fed de durcir résolument sa politique monétaire afin d’atteindre son propre objectif de stabilité des prix, les autres banques centrales pourraient se trouver face à un dilemme. Il ne s’agit pas exactement de celui évoqué par Hélène Rey dans sa célèbre étude de 2013, mais d’un arbitrage délicat, conséquence de la libre circulation des capitaux :
- certaines banques centrales qui combattent déjà les tensions inflationnistes risqueraient de procéder à un durcissement monétaire excessif pour éviter un dérapage trop important de leur monnaie. Cela concernerait principalement, mais pas exclusivement, les marchés émergents, et justifie la crainte exprimée par M. Obstfeld et d’autres d’un durcissement monétaire excessif au niveau mondial. Le FMI estime néanmoins que nous n’en sommes pas encore là, et je partage ce point de vue.
- d’autres constateraient une dépréciation significative de leur monnaie (vis-à-vis du dollar) si elles cherchent à maintenir des conditions monétaires accommodantes sur le plan intérieur. Cela pourrait expliquer l’intervention récente des autorités japonaises en faveur du yen.
Comme indiqué précédemment, je pense que la BCE doit, et peut, suivre sa propre orientation de politique monétaire. Non seulement aujourd’hui, mais aussi parce que c’est une conséquence structurelle du poids significatif de la zone euro dans l’économie mondiale. Je l’avais souligné il y a quatre ans lors de nos réunions du FMI à Bali. Il est évident que le taux de change a de l’importance pour nos perspectives d’inflation : nous ne le ciblons pas, mais nous le surveillons étroitement.
Cela dit, je n’en conclurais pas que nous ne courons pas le risque de défauts de coordination. Permettez-moi de partager deux réflexions à ce sujet :
1. Notre « doctrine » collective sur la politique monétaire, au G7 et au G20, demeure valable : à savoir que nous, banques centrales, ciblons la stabilité des prix intérieure et non les taux de change. Mais elle implique comme contrepartie un dialogue approfondi et confiant, à Washington, à Bâle et ailleurs, sur nos intentions : il doit exister une prévisibilité mutuelle dans l’élaboration de nos politiques monétaires. Nous nous rapprocherons le plus d’une solution de coopération si nous évitons les grosses surprises entre décideurs. Comme l’a dit fort justement Jay Powell en 2019 à Paris « Pour poursuivre nos mandats domestiques dans ce monde nouveau, il est nécessaire de comprendre les effets anticipés de ces interconnexions et de les intégrer dans nos processus de prise de décisions ». Lael Brainard a réitéré cette déclaration bienvenue pas plus tard qu’hier : « L’effet combiné du resserrement concomitant au niveau mondial est plus important que la somme de ses parties. La Réserve fédérale tient compte des répercussions des taux d’intérêt plus élevés, du dollar plus fort et de la demande plus faible adressée aux États-Unis par les économies tierces, et de même réciproquement ».
2. Mais il peut y avoir des perceptions erronées des intentions de politique monétaire par les marchés ou des surréactions, et des distorsions fondamentales des taux de change peuvent apparaître. Dans de telles circonstances, il y a eu des interventions du G7 par le passé : plusieurs d’entre elles ont été efficaces, nous ne devons pas l’oublier. Mais pour l’être, permettez-moi seulement de rappeler que ces interventions devaient remplir deux conditions : (I) résulter d’un diagnostic partagé s’agissant des niveaux justes des taux de change et des distorsions éventuelles – dans ce domaine, le FMI a traditionnellement joué un rôle important en tant qu’expert indépendant et digne de confiance – et (II) être coordonnées s’agissant de leur mise en œuvre, ou tout au moins de leur communication.
Conclusion
Pour résumer, nous sommes totalement engagés envers notre objectif final – le retour de l’inflation à 2 % – ; nous sommes plus ouverts s’agissant de notre trajectoire pour atteindre cet objectif. Mais nous devons utiliser notre palette d’instruments de manière ordonnée : premièrement, les relèvements des taux d’intérêt, avec une hausse rapide vers le taux neutre, puis un rythme possiblement plus flexible ; deuxièmement, et à un stade ultérieur, la normalisation du bilan, avec un démarrage plus prudent suivi d’une amplification progressive. Donner aux marchés une telle prévisibilité partielle ne signifie pas être pré-engagés comme avec une forward guidance précise et contraignante ; mais cela contribuera à aligner les conditions financières avec notre cible, et à éviter une volatilité excessive. Et soyez assurés que nous conserverons deux vertus puissantes pour les périodes d’incertitude : le pragmatisme – et la dépendance aux données – plutôt qu’une idéologie prédéterminée ; la coordination internationale – et le dialogue approfondi – plutôt que la fragmentation. Je vous remercie de votre attention.
Mise à jour le 25 Juillet 2024