Discours

La Repubblica : « La BCE baissera très probablement ses taux en octobre »

Mise en ligne le 7 Octobre 2024

Francois Villeroy de Galhau photographie

Interview de François Villeroy de Galhau, le Gouverneur de la Banque de France, à La Repubblica.

La croissance de l’Europe s’affaiblit, certains pays sont en récession. Devons-nous nous attendre à une baisse des taux dès la réunion de la BCE d’octobre ?

« Oui, très probablement, comme l’a laissé entendre la présidente Lagarde devant le Parlement européen lundi dernier. Mais pas exactement pour la raison que vous mentionnez : notre boussole pour la politique monétaire et les réductions de taux est avant tout l’inflation, qui a encore une fois surpris à la baisse et est revenue au-dessous de 2 % en septembre, à 1,8 %. Certes, l’inflation sous-jacente reste à 2,7 %, la hausse des prix des services étant plus persistante à 4 % ; mais elle devrait progressivement reculer pour s’approcher de 2 % l’année prochaine. Les anticipations des marchés relatives à l’inflation en 2025 sont même plus faibles que nos prévisions, inférieures à 1,8 %. Tout cela signifie que la balance des risques s’est déplacée. Au cours des deux dernières années, notre principal risque était de dépasser notre cible de 2 %. Nous devons désormais également être attentifs au risque inverse, celui de manquer notre cible par le bas en raison d’une faible croissance et d’une politique monétaire restrictive pendant trop longtemps. Une autre mesure de ce risque consiste à examiner le marché des options : la probabilité d’une inflation supérieure à 2,5 % au cours des cinq prochaines années n’est maintenant plus que de 17 %, tandis que la probabilité qu’elle soit inférieure à 1,5 % est de 38 %, soit plus du double ».

Êtes-vous satisfait de la trajectoire de l’inflation ou percevez-vous toujours le risque d’une forte hausse de la dynamique des prix,due également au prix du pétrole ?

« La victoire contre l’inflation est en vue, mais ce n’est pas une raison pour se reposer sur ses lauriers et relâcher sa vigilance en suivant un cap prédéfini. Lors de la dernière réunion du Conseil des gouverneurs, j’ai fortement insisté pour que nous conservions toute notre optionalité pour octobre, et à juste titre. Aujourd’hui, je ne changerai pas d’avis et je n’abandonnerai pas une approche pragmatique, réunion par réunion, ce qui, d’ailleurs, pour moi, n’a jamais signifié trimestre par trimestre. Concernant le prix du pétrole et le Moyen-Orient, nous devons suivre attentivement cette situation très volatile. Cependant, tant qu’elle est temporaire et qu’elle ne se répercute pas sur l’inflation sous-jacente, une hausse des prix du pétrole ne devrait pas nécessairement modifier notre politique monétaire. Encore moins si cette hausse devait freiner la croissance en Europe ».

Doit-on s’attendre à une réduction plus agressive des taux ? La Fed a récemment procédé à une réduction d’un demi-point.

« Nous sommes bien évidemment indépendants de la Fed. Nous avons commencé à réduire les taux plus tôt, en juin, et nous les avons désormais abaissés à 3,5 %, alors qu’ils peuvent atteindre jusqu’à 5 % aux États-Unis. Mais de part et d’autre de l’Atlantique, la tendance est clairement à de nouvelles baisses des taux. Nous verrons jusqu’à quel taux terminal : si vous examinez les anticipations des marchés, les taux dans la zone euro pourraient être aussi bas que 2 % à la fin de l’année prochaine, voire inférieurs. Je préfère l’exprimer ainsi : si nous nous situons durablement l’année prochaine à 2 % d’inflation, et avec des perspectives de croissance toujours atones en Europe, il n’y aura aucune raison de maintenir notre politique monétaire en territoire restrictif, et que nos taux à un niveau supérieur au taux d’intérêt neutre ».

L’Allemagne, première économie de la zone euro, ne semble pas en mesure de surmonter la phase de stagnation et de récession qui a débuté en 2020. Pensez-vous que l’un de ses problèmes pourrait être le frein à l’endettement ?

« Nous ne devons pas nous focaliser sur un pays en particulier : la croissance atone est un problème paneuropéen. C’est assez frappant : si l’on considère le poids économique, les PIB européen et américain sont équivalents. Mais sur le plan de la vitesse (la croissance), l’Europe est beaucoup plus faible. Bien sûr, l’Allemagne a particulièrement souffert de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine et de la crise du gaz qui en a résulté, ainsi que du ralentissement chinois. S’agissant du frein à l’endettement, je ne ferai pas de commentaires sur une politique budgétaire en particulier. En France, par exemple, nous avons clairement le problème inverse, celui d’un déficit excessif. Je dirai seulement ceci : nous avons à présent un cadre budgétaire commun en Europe, le Pacte de stabilité révisé. Chaque pays devrait s’en tenir à ce cadre commun, c’est mieux que d’avoir des règles nationales spécifiques ».

La présidente de la BCE, Christine Lagarde, a déclaré : « Nous avons été confrontés à la pire pandémie depuis les années 1920, au pire conflit en Europe depuis les années 1940 et au pire choc énergétique depuis les années 1970 ». Pensez-vous que cela a contribué à la montée de l’extrême droite dans votre pays, la France, en Italie ou en Allemagne ? Et que peuvent faire les banques centrales face à ces crises multiples ?

« La Banque de France est indépendante : nous sommes au service de tous les citoyens français et européens et nous ne faisons aucun commentaire politique. Mais je dirais que dans cet environnement difficile, il existe chez les citoyens européens un problème commun de confiance, ou de crainte. Là où les banques centrales peuvent apporter leur contribution, c’est en rétablissant la confiance dans le domaine économique et monétaire. L’inflation était une crainte très réelle, très préjudiciable pour nos concitoyens, surtout les plus modestes. Lorsque nous remportons la bataille contre l’inflation, nous apportons une contribution très importante au rétablissement de la confiance et du niveau de vie ». 

Le rapport de Mario Draghi a fait l’objet de nombreux débats sur un point : il a suggéré que l’Europe devrait investir 800 milliards d’euros par an pour éviter une « agonie ». Partagez-vous son avis ?

« Il y a eu un léger quiproquo. Mario Draghi a mentionné ce chiffre d’un déficit d’investissement de 800 milliards pour réussir la transition, mais il n’a pas évoqué une répartition précise entre financement public et financement privé. Toutefois, tout le monde s’est empressé de se positionner pour ou contre une hypothèse qui n’y figurait pas : celle d’un financement principalement à l’aide d’euro‑obligations. Et n’oublions pas qu’il s’agit seulement d’une partie de ce rapport fondamental de Mario Draghi, comme il l’a souligné lui-même récemment ».

Mais les pays européens disposent de marges budgétaires étroites – la France a un déficit élevé, l’Italie une énorme dette publique et le frein à l’endettement s’impose en Allemagne. D’où pourrait venir l’argent, sinon d’euro-obligations ?

« La solution n’est pas facile, mais elle s’inscrit dans deux dimensions. Penchons-nous tout d’abord sur la qualité des dépenses publiques. Nous devrions en faire davantage une priorité :  l’argent affecté aux investissements est plus prometteur pour la croissance que celui consacré aux dépenses courantes. Ce point n’est jamais débattu. Nous devrions examiner les pays les plus performants dans chaque domaine – la santé, l’éducation, la sécurité... – et essayer de manière très pragmatique de transposer leurs politiques qui sont efficaces. Deuxièmement, il existe également l’épargne privée pour financer les investissements nécessaires. Dans un autre rapport important récent, Enrico Letta prône une « Union pour l’épargne et l’investissement » : comment pouvons-nous mobiliser l’excédent d’épargne privée qui est considérable – 2 % du PIB européen – pour financer nos besoins d’investissement qui se montent à 5 % du PIB ? Nous parlons d’une part possiblement significative de ceux-ci. Les Européens devraient écouter ces deux grands Italiens, Draghi et Letta ». 

Quels sont donc pour vous les passages les plus importants du rapport Draghi ?

« Mario Draghi préconise de manière forte trois changements indispensables : l’énergie (et donc le climat), l’innovation, la simplification. Et pour chacun d’entre eux, il fait des propositions qui sont très souvent structurelles, pas financières. Par exemple : s’agissant de la politique en matière de concurrence, les autorités devraient systématiquement se placer du point de vue européen et non plus du point de vue national. Il existe malheureusement un risque sérieux que des gouvernements court-termistes enterrent ces réformes structurelles. Par conséquent, en tant que banques centrales, nous devons faire davantage entendre notre voix pour soutenir ces réformes, comme le fait mon collègue et ami, le gouverneur Panetta, en Italie. Ce qui est en jeu est si important que nous devons passer outre une certaine résistance bureaucratique que nous constatons trop souvent ».

Que voulez-vous dire ?

« Prenez l’exemple de marchés de capitaux plus intégrés : Christine Lagarde a suggéré une surveillance unifiée des marchés comme aux États-Unis, par exemple avec l’ESMA. L’enjeu, c’est notre réussite économique collective, ce n’est pas une question de pouvoir bureaucratique pour les autorités nationales ».

Ne pensez-vous pas que le cœur des rapports Draghi et Letta, donc la nécessité d’une intégration plus poussée, est menacé par la montée des mouvements d’extrême droite dans toute l’Europe ?

« Nos concitoyens attendent des progrès réels et concrets. Ils veulent des résultats. Pour la plupart d’entre eux, il s’agit moins d’idéologie que d’action : en matière de simplification, de transition énergétique ou de défense. Et si vous regardez l’environnement politique : le Brexit n’a pas eu d’effet de contagion en Europe, au contraire. Aujourd’hui, de moins en moins d’Européens veulent quitter l’Europe ». 

L’Union bancaire a été décidée en 2010, mais nous sommes encore loin de l’avoir achevée. Quelles devraient être les priorités ?

« Je suis légèrement plus optimiste en ce qui concerne l’Union bancaire. Nous avons bâti une Union de supervision solide, dont nous venons de célébrer le 10e anniversaire. Il y a neuf ans, lorsque je suis devenu gouverneur de la Banque centrale française, nous étions vraiment confrontés au problème de la fragilité des banques européennes et au risque d’une crise bancaire européenne. Ce risque a maintenant disparu, malgré le fait que nous ayons dû relever les taux d’intérêt et qu’il y ait eu une crise bancaire l’année dernière aux États-Unis et en Suisse – avec la Silicon Valley Bank et Credit Suisse. Mais pour ce qui est de créer des banques paneuropéennes et de disposer de banques de plus grande taille avec une dimension transfrontière, nous n’y sommes pas encore.

À propos de banques paneuropéennes : Unicredit s’apprête à racheter Commerzbank. Mais les syndicats allemands, les responsables politiques, et même le Chancelier se sont insurgés contre cette « prise de contrôle hostile », comme l’a qualifiée Olaf Scholz. Qu’en pensez-vous ?

« Je ne commente pas les cas individuels. Mais permettez-moi deux remarques générales. Premièrement : la question ne devrait pas être de nature politique ou nationaliste, dans quelque pays que ce soit. Heureusement, grâce à l’Union bancaire, le processus de décision est entre les mains d’une institution européenne disposant d’une évaluation indépendante et technique, à savoir la BCE. Deuxièmement, ce que la BCE devra juger, ce n’est pas seulement l’accord proposé lui-même, avec ses atouts et ses astuces financiers, mais aussi, et surtout, la solidité, la soutenabilité et la gouvernance d’un éventuel nouveau groupe ». 

La BCE et la politique de la concurrence représentent de grandes réussites européennes – de celles où les pays abandonnent leur souveraineté et où l’Europe constitue une puissance mondiale. Ne faudrait‑il pas mettre cela davantage en avant ?

« Vous avez raison : l’Europe est respectée dans le monde entier dans ces deux domaines de la monnaie et de la concurrence. Ce n’est pas un hasard : l’existence d’autorités européennes indépendantes, fruit d’un processus démocratique clair, peut aider à atteindre les objectifs politiques communs. L’indépendance doit bien entendu reposer sur un mandat démocratique précis, et nous devons obtenir des résultats. Pour aller plus loin sur la souveraineté partagée, la réponse appartient aux responsables politiques ».

Télécharger l'intégralité de la publication

Mise à jour le 7 Octobre 2024