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Ressources naturelles, inégalités et politique budgétaire dans les pays émergents et en développement

Published on the 17th of March 2022
Authors : Luc Jacolin, Paul Vertier

La crise de la Covid‑19 a entraîné une augmentation des inégalités, à l’encontre du dixième Objectif de développement durable (ODD) des Nations unies. Dans les marchés émergents et les économies en développement (EMDE1), la hausse immédiate de l’extrême pauvreté et de la malnutrition a touché de manière disproportionnée les populations les plus vulnérables. Ces effets distributifs ont été amplifiés dans les pays exportateurs de ressources naturelles, en particulier de pétrole. L’étude de la relation entre les inégalités et les rentes des ressources naturelles paraît donc pertinente2 et opportune, non seulement pour informer sur les stratégies de sortie de crise, mais aussi pour minimiser les risques de stigmates socio‑économiques à long terme.

Cet article présente les raisons pour lesquelles un lien peut exister entre inégalités et ressources naturelles et montre dans quelle mesure les rentes associées à ces dernières peuvent entraîner un phénomène appelé la « malédiction des ressources naturelles ». Il explore également les mécanismes potentiels auxquels peuvent recourir les gouvernements pour limiter ce lien, avec un accent particulier porté sur les politiques budgétaires. La crise a en effet mis en évidence l’absence ou l’insuffisance d’espace budgétaire dans les pays en développement pour contrer les impacts socio‑économiques négatifs de la pandémie3. La nécessité de concevoir des politiques de redistribution adéquates pour rattraper les ODD, en particulier celui relatif à la réduction des inégalités (ODD 10), constitue donc à la fois une préoccupation immédiate d’après‑crise et une question de développement à long terme.

1. Les ressources naturelles favorisent‑elles les inégalités ?

L’impact des ressources naturelles sur les inégalités de revenus est multidimensionnel. La notion d’inégalité renvoie à différents concepts économiques tels que les inégalités de consommation, de revenus (salaires, gains en capital) et de patrimoine, à analyser avant et après impôts et transferts. Les effets des inégalités peuvent également s’étendre à différentes catégories de population, notamment selon l’âge, le genre, le niveau d’éducation et la répartition spatiale. Cet article se concentre principalement sur les inégalités des revenus, tout en reconnaissant que les ressources naturelles peuvent également entraîner d’importantes inégalités liées aux effets de richesse (cf. encadré infra).

Les effets des ressources naturelles sur les inégalités diffèrent largement en fonction des caractéristiques du pays et du type de ressources naturelles

Les économistes du développement soulignent depuis longtemps le rôle positif des ressources naturelles dans le développement économique, la croissance des revenus et la baisse des inégalités. La dépendance4 à l’égard de la production et des exportations de ressources naturelles a été considérée comme une source de croissance des revenus et d’épargne, convertie en croissance de la productivité totale des facteurs du capital et du travail (Nurske, Rostow, Solow)5.

Une hausse de la dépendance aux ressources naturelles (booms des matières premières, découvertes) peut accroître la demande associée de travail et de revenus, et donc favoriser l’égalité des revenus, au moins à court terme (Goderis et Malone, 2011), avec des effets plus forts dans les régions limitrophes de l’extraction des ressources naturelles (Lessmann et Steinkraus, 2019). Ce cercle vertueux a été souligné dans le cas des pays en développement, ceux disposant d’institutions démo‑ cratiques ou de qualité étant les plus susceptibles de bénéficier d’investissements d’exploration (Smith, 2015). Pour Parcero et Papyrakis (2016), les ressources pétrolières diminuent les inégalités pour des niveaux modérés d’allocations pétrolières à l’échelle mondiale.

La recherche axée sur la « malédiction des ressources naturelles » a toutefois fait apparaître une relation négative entre ressources naturelles et croissance économique à long terme (Sachs et Warner, 2001). La recherche empirique identifie divers canaux indirects et cumulatifs par lesquels les ressources naturelles peuvent peser sur la croissance et l’investissement sur longue période, notamment dans les pays dont la gouvernance initiale est faible, par exemple :

  • la volatilité des prix des produits de base (termes de l’échange) et l’incertitude associée, qui découragent l’activité économique et l’investissement ;
  • une inflation plus élevée et une surévaluation du taux de change (« syndrome hollandais6 »), qui limitent la diversification économique et l’accès à l’innovation ;
  • l’épuisement des ressources non renouvelables, dont les conséquences de long terme sont souvent trop peu anticipées (« tragédie des horizons ») ;
  • un développement humain plus faible ;
  • une recherche de rente, qui favorise l’émergence de conflits et de régimes autoritaires.

La recherche de rente et les inégalités qui en découlent peuvent dépendre du type d’allocation des ressources naturelles. Selon Boschini et al. (2013), les ressources à forte intensité de capital et les ressources « ponctuelles » (par exemple, les minerais et le pétrole) sont plus susceptibles d’être contrôlées et centralisées, et donc de faire l’objet d’une appropriation, que les ressources à forte intensité de travail (agriculture). L’appropriation et la hausse des inégalités réduisent à leur tour les perspectives de croissance à long terme, comme le discutent Auty et Furlonge (2019), ou de diversification économique, avec une plus grande propension à se concentrer sur le secteur de l’appropriation (sécurité, secteur informel, activités illégales) [Dube et Vargas, 2013].

La captation des rentes du capital dépend aussi de manière critique du niveau initial d’inégalité, de la qualité des institutions et de la gouvernance, avec des effets dynamiques et endogènes. Des études récentes montrent par exemple qu’une hausse des rentes de ressources naturelles est associée à des niveaux plus élevés d’institutions autoritaires et de populisme (Seghezza et Pittaluga, 2018). Dès lors, le contrôle des ressources naturelles constituerait une source d’instabilité politique et de conflit (Le Billon, 2014). Dans certains cas, cette instabilité trouverait ses racines dans le système de domination indirecte des concessions coloniales établies pour exploiter les ressources naturelles (Lowes et Montero, 2021). Des résultats récents révèlent que la relation entre les inégalités de revenus et les ressources naturelles tend à être distincte selon les caractéristiques des rentes (Sebri et Dachraoui, 2021). Mohtadi et Castells‑Quintana (2021) constatent ainsi que les hausses de prix des produits de base sont globalement neutres sur les inégalités à long terme, mais sont associées à une augmentation des inégalités dans le cas des produits de base à forte intensité de capital, et à moins d’inégalités dans le cas des produits de base à forte intensité de main‑d’œuvre, en particulier dans les pays en développement dotés d’institutions plus faibles et de niveaux d’inégalité initiaux plus élevés.

Un lien positif entre les rentes pétrolières et les inégalités

Les ressources pétrolières permettent d’illustrer le lien entre les inégalités et les rentes de ressources, car elles revêtent une importance particulière dans les pays à faible revenu et vulnérables. Cette étude porte sur deux mesures des ressources pétrolières : les rentes pétrolières par rapport au PIB (indicateurs de développement mondial, Banque mondiale) et les découvertes de gisements de pétrole géants (d’après Cust et al., 2021). Concentrées sur les pays classés comme marchés émergents et économies en développement (EMDE) par le Fonds monétaire international (FMI), ces mesures sont comparées aux diverses estimations des inégalités de revenus (World Inequality Database, cf. annexe). Les résultats sont présentés tant pour les coefficients de Gini que pour les parts de revenu détenues par les 10% supérieurs, que pour les 40 % intermédiaires et les 50% inférieurs de la distribution.

Les EMDE dont les rentes pétrolières moyennes sur la période 1990‑2020 sont plus élevées affichent des niveaux d’inégalité supérieurs, reflétant principalement des parts de revenus plus importantes pour le décile supérieur (cf. graphique infra). La part des revenus des 10 % supérieurs et le coefficient de Gini augmentent nettement avec le niveau des rentes pétrolières : en moyenne, pour chaque point de pourcentage (pp) supplémentaire de rente pétrolière, es deux indicateurs augmentent de 0,1 pp. En revanche, les parts de revenu des 40 % intermédiaires et des 50 % inférieurs de la population diminuent de 0,05 pp en moyenne pour chaque pp supplémentaire de rente pétrolière. Par conséquent, une hausse de 0 à 30 % de la rente pétrolière est associée à une augmentation moyenne de 3 pp du coefficient de Gini et de la part de revenu détenue par les 10 % les plus riches, et à une diminution de 1,5 pp des parts de revenu détenues par les 40 % intermédiaires et les 50 % les plus pauvres. À titre de comparaison, entre 2010 et 2020, selon la base de données sur les inégalités dans le monde, la part des revenus des 10 % supérieurs a diminué de 2,1 pp dans le monde (de 54,4 % à 52,3%) et de 2,9 pp en Afrique subsaharienne (de 58,5 % à 55,6 %).

Image Rente pétrolière moyenne dans le PIB  et inégalités moyennes des revenus entre 1990 et 2020
Rente pétrolière moyenne dans le PIB et inégalités moyennes des revenus entre 1990 et 2020
Lecture : En moyenne entre 1990 et 2020, un pays ayant une rente pétrolière de 20% du PIB avait un coefficient de Gini d’environ 0,6 et la part des revenus du dernier décile y était d’environ 50%.
Sources : Banque mondiale (World Development Indicators) ; World Inequality Database ; calculs des auteurs sur les pays EMDE.
Image Rente moyenne des ressources naturelles  et inégalités de revenus entre 1990 et 2020
Rente moyenne des ressources naturelles et inégalités de revenus entre 1990 et 2020
Lecture : En moyenne entre 1990 et 2020, un pays ayant une rente de ressources
naturelles de 20% du PIB avait un coefficient de Gini d’environ 0,6 et la part des revenus du dernier décile y était d’environ 50%.
Sources : Banque mondiale (World Development Indicators) ; World Inequality Database ; calculs des auteurs sur les pays EMDE.

Cette corrélation positive vaut non seulement pour les rentes pétrolières, mais plus généralement pour les rentes liées aux produits de base à forte intensité de capital (cf. graphique ci‑contre). Si les deux résultats ont une ampleur comparable, ceux qui reposent sur les rentes pétrolières sont légèrement plus robustes aux restrictions d’échantillon (notamment celle relative aux pays riches en ressources).

Les inégalités ont eu tendance à augmenter dans les pays EMDE où un nombre plus élevé de gisements de pétrole a été découvert entre 1990 et 2020 (cf. graphique infra), contrairement aux pays où il n’y a pas eu, ou peu, de découvertes de pétrole. Ces augmentations sont, là encore, dues à une part plus importante des revenus revenant aux 10 % supérieurs de la distribution. Cela suggère que la hausse des inégalités peut être associée non seulement aux bénéfices exceptionnels tirés des fluctuations des prix du pétrole (des matières premières), mais aussi à la taille du secteur du pétrole (des matières premières) en termes réels. Cela met également en lumière l’importance de la diversification sectorielle, et des politiques associées, dans la détermination de la structure des revenus dans les EMDE.

Des ressources pétrolières plus importantes semblent donc être associées à des niveaux d’inégalités plus élevés, sans que des relations de cause à effet soient pour autant établies. Comme expliqué précédemment, ces corrélations reflètent probablement un mélange complexe de facteurs institutionnels, historiques et économiques interdépendants. Les effets mis en évidence dans le graphique infra représentent plus vraisemblablement une relation causale, sous l’hypothèse que les découvertes de pétrole soient plus exogènes que la part des rentes pétrolières dans le PIB (Harding et al., 2020). Ces résultats corroborent les études récentes portant sur les effets économiques des découvertes de gisements de pétrole. Arezki et al. (2017) montrent, par exemple, que les découvertes de gisements de pétrole géants augmentent l’activité économique (grâce notamment à un investissement plus élevé), mais diminuent l’emploi global. Harding et al. (2020) observent en outre que de telles hausses d’activité dues à la découverte de gisements de pétrole géants vont de pair avec une appréciation du taux de change, induisant une réallocation des emplois vers le secteur non marchand, abrité de la concurrence internationale, et pénalisant le secteur marchand.

Image Découvertes de gisements de pétrole et évolution des inégalités entre 1990 et 2020
Découvertes de gisements de pétrole et évolution des inégalités entre 1990 et 2020
Note : Ce graphique représente l’évolution des inégalités de revenus en moyenne entre 1990‑2000 et 2010-2020, en fonction du nombre total de découvertes de gisements de pétrole géants entre 1990 et 2020. La part des revenus des différents quantiles est exprimée en pourcentage.
Sources : Cust et al. (2021) ; Banque mondiale (World Development Indicators) ; World Inequality Database ; calculs des auteurs sur les pays EMDE.

De tels résultats mettent en évidence la possibilité qu’une forme de la « malédiction des ressources naturelles » se manifeste notamment par de plus fortes inégalités de revenus (et, au‑delà du champ de cette étude, de la distribution des richesses). Ils suggèrent également la nécessité de mettre en place des politiques publiques pour s’assurer que les rentes des ressources naturelles constituent des catalyseurs du développement économique et bénéficient finalement à une grande partie de la population, c’est‑à‑dire contribuent à la réalisation des Objectifs de développement durable. Parmi les politiques inclusives destinées à réduire les inégalités, les politiques budgétaires sont susceptibles de jouer un rôle crucial.

2. Comment les politiques budgétaires peuvent atténuer les inégalités liées aux rentes des ressources naturelles

L’efficacité des politiques budgétaires favorisant la réduction des inégalités repose sur celle des politiques fiscales applicables au secteur extractif

Les ressources naturelles, à la fois à travers les rentes directes qu’elles génèrent et l’activité économique qu’elles engendrent, sont susceptibles de représenter une source non négligeable de recettes fiscales pour financer les biens publics (Sachs, 2007). En utilisant l’ensemble des données sur les recettes publiques de Unu‑Wider, les recettes fiscales qui proviennent des ressources naturelles, exprimées en parts du PIB, apparaissent positivement corrélées aux rentes moyennes issues de ces dernières (cf. graphique infra). Une hétérogénéité dans la mobilisation des ressources existe cependant, qui peut refléter des niveaux de rente différents selon les matières premières, mais aussi des variations dans les pouvoirs de négociations des producteurs (plus limités chez les petits producteurs, dont les coûts sont plus élevés), dans les capacités administratives, la gouvernance, et la transparence du secteur extractif. Les effets d’une telle hétérogénéité sont plus visibles lorsque les revenus des ressources naturelles sont mis à profit pour émettre de nouvelles dettes garanties ou conditionnelles, parfois à des taux de marché élevés et avec une transparence insuffisante, ce qui compromet la viabilité de la dette.

Une gestion maîtrisée des finances publiques est essentielle pour assurer une mobilisation plus importante et plus efficace des recettes provenant des ressources naturelles. La transparence dans la gestion des ressources extractives apparaît primordiale afin d’accroître la mobilisation des ressources fiscales ou l’optimisation de l’épargne publique engendrée par l’exploitation des ressources naturelles. Les initiatives multilatérales telles que l’EITI (Extractive Industries Transparency Initiative) ou le processus de Kimberley7 visent à réduire l’opacité des recettes budgétaires associées aux ressources naturelles, tandis que les principes de Santiago énoncés en 2008 placent au centre la transparence dans les objectifs de gestion des fonds souverains. Les questions de transparence de la dette et d’efficacité fiscale font plus généralement l’objet d’une attention croissante de la part des institutions multilatérales, comme en témoignent les efforts du FMI et de la Banque mondiale en la matière, notamment par la mise en place d’une assistance technique et le développement d’une approche multidimensionnelle afin d’accroître la transparence de la dette.

La capacité des politiques budgétaires à réduire les inégalités passe par un élargissement des bases d’imposition dans les secteurs hors ressources naturelles

Des niveaux élevés de rentes issues des ressources naturelles sont associés à des charges fiscales plus faibles dans les autres secteurs (cf. graphique8). Ce résultat paraît cohérent avec les estimations de Crivelli et Gupta (2014), qui constatent l’existence d’une relation négative entre les recettes tirées des ressources naturelles et les recettes hors ressources naturelles, avec un effet d’éviction d’environ 30 %, provenant essentiellement de la baisse des taxes sur les biens et services. Bornhorst et al. (2009) identifient des effets d’éviction similaires (20%) entre les ressources en hydro‑ carbures et les ressources hors hydrocarbures. Cet effet d’éviction peut refléter des bases fiscales plus étroites résultant d’une diversification économique plus lente (par exemple en raison de mécanismes de type « syndrome hollandais »), mais également de taux d’imposition effectifs plus faibles, liés à une politique fiscale non neutre. Par exemple, les ressources naturelles peuvent agir comme un amortisseur pour les gouvernements, retardant ainsi les réformes fiscales nécessaires à la correction de politiques dysfonctionnelles (Badeeb et al. 2016) et entraînant une « malédiction fiscale des ressources ». Les ressources naturelles peuvent également conduire à la mise en œuvre de politiques redistributives moins efficaces (Battacharya et Collier, 2014).

Souvent justifiée par des objectifs de diversification économique, la baisse des taux d’imposition effectifs (en particulier les exonérations fiscales pures et simples) est susceptible d’introduire d’importantes distorsions économiques sectorielles et de freiner les dépenses publiques. Au‑delà de la mise en œuvre d’une imposition plus transparente et plus efficace du secteur extractif, les EMDE (et les programmes du FMI le cas échéant) pourraient, en supprimant progressivement les exonérations fiscales et les dépenses fiscales non optimales (par exemple, les subventions pétrolières), élargir les bases d’imposition dans les secteurs hors ressources naturelles et augmenter les taux d’imposition effectifs9. De telles politiques incluraient également des incitations spécifiques, ayant pour objectif d’affecter les revenus des ressources naturelles à des investissements privés, comme dans les partenariats public‑privé, ou de soutenir des investissements industriels ou commerciaux grâce à des prêts publics externes. Des données récentes montrent notamment que lorsque la rente est utilisée à des fins d’investissements en infrastructures générateurs de croissance, les recettes hors ressources naturelles sont susceptibles d’augmenter (Chachu et Nketiah‑Amponsah, 2021).

Les politiques budgétaires visant à réduire les inégalités dans les pays riches en ressources naturelles doivent être durables

L’un des principaux défis des politiques budgétaires dans les EMDE est de conjuguer les objectifs d’inclusion et de baisse des inégalités avec celui d’une augmentation à long terme du potentiel de croissance. La redistribution inclusive des ressources sous forme de transferts directs (par exemple, les subventions aux carburants), d’exonérations fiscales ou d’embauches dans le secteur public a souvent donné des résultats mitigés (Venables, 2016). En effet, de tels dispositifs orientent des ressources publiques limitées vers des dépenses courantes à faible productivité, avec peu d’effet sur l’investissement et la réduction de la pauvreté. Ils peuvent également souffrir d’une mise en œuvre lacunaire, par exemple due à un faible ciblage des populations vulnérables, ou à l’existence de cycles électoraux. Le renforcement des filets de protection sociale est plus à même de combiner efficacement les objectifs d’inclusion et de croissance à long terme s’il est soutenu par des institutions solides, s’il favorise l’accumulation de capital humain (éducation, santé), et s’il est suffisamment étendu et durable pour fournir une aide contracyclique efficace face aux fluctuations des prix des produits de base (Beegle et al., 2018). Plus généralement, la constitution de réserves représenterait un levier efficace pour faire face à la volatilité des cours (fonds de stabilisation) ou à l’épuisement des ressources (fonds pour les générations futures).

La mise en œuvre d’investissements publics grâce aux rentes issues des ressources naturelles peut contribuer à accroître le potentiel de croissance des EMDE et aider à réduire les inégalités, par différents canaux :

  1. la fourniture de biens publics (santé, éducation) pour favoriser l’accumulation de capital humain et la productivité du travail ;
  2. l’amélioration des infrastructures, afin de supprimer les goulets d’étranglement de l’offre dans les EMDE ;
  3. l’investissement dans le secteur non échangeable pour atténuer l’excès d’offre de main‑d’œuvre peu qualifiée ;
  4. la diversification économique afin de réduire la dépendance aux ressources naturelles.

Au‑delà du ciblage et de la qualité de l’investissement public (Rajaram et al., 2014), la question du volume d’investissement demeure importante. De ce point de vue, l’investissement public des pays EMDE riches en ressources naturelles semble inférieur à celui des autres pays. Cette autre facette de la malédiction des ressources (FMI, 2012) peut en partie s’expliquer par les brusques mouvements d’expansion et de contraction de l’investissement qui découlent de la volatilité des prix des matières premières. La redistribution budgétaire dans les pays riches en ressources naturelles pourrait dès lors être utilement encadrée par des règles budgétaires spécifiques qui réguleraient les dépenses publiques pendant les périodes d’expansion, afin de constituer une épargne contracyclique et de favoriser des investissements financiers à long terme (par exemple, les fonds souverains) pour faire face à l’épuisement des ressources fossiles10.

En l’absence d’une épargne suffisante, l’augmentation des coûts de transition liés au climat pourrait se traduire au fil du temps par des problèmes économiques et budgétaires insolubles pour les pays riches en ressources. Dans les pays à revenu intermédiaire inférieur riches en ressources naturelles, dans lesquels le niveau de PIB par habitant moyen est trop élevé pour avoir accès aux guichets concessionnels de l’aide publique au développement, les populations les plus pauvres pourraient être particulièrement affectées. La montée des risques climatiques souligne ainsi l’urgence pour les pays riches en ressources naturelles, notamment pour les pays producteurs d’énergie non renouvelable, de mettre en œuvre des réformes structurelles et budgétaires afin de garantir une croissance inclusive et diversifiée. Elle justifie également le renforcement du filet de sécurité mondial afin de mieux prendre en compte la vulnérabilité de tous les pays à faible revenu.

Image Part des rentes issues des ressources naturelles et  recettes fiscales associées dans le PIB entre 1990 et 2020
Part des rentes issues des ressources naturelles et recettes fiscales associées dans le PIB entre 1990 et 2020
Sources : Banque mondiale (World Development Indicators) ; Unu-Wider (Government Revenue Dataset) ; World Inequality Database ; calculs des auteurs sur les pays EMDE (diagramme de dispersion).
Image Part des rentes issues des ressources naturelles et recettes fiscales hors ressources naturelles entre 1990 et 2020
Part des rentes issues des ressources naturelles et recettes fiscales hors ressources naturelles entre 1990 et 2020
Sources : Banque mondiale (World Development Indicators) ; Unu-Wider (Government Revenue Dataset) ; World Inequality Database ; calculs des auteurs sur les pays EMDE (diagramme de dispersion).

Mesure des inégalités dans les marchés émergents et les économies en développement

Le coefficient de Gini correspond à l’intégrale de la différence entre la courbe de Lorenz observée (reliant la part de revenu détenue par chaque part de la population) et une courbe de Lorenz parfaitement égalitaire (où chaque n‑ième % de la population possède exactement n‑ % de la distribution). Elle prend une valeur comprise entre 0 (distribution parfaitement égale) et 1 (parfaitement inégale).

Dans les pays à haut revenu, l’analyse peut s’appuyer sur des ensembles de données microéconomiques qui rendent compte des revenus et de la richesse sur une longue période. Pourtant, même lorsque les données sous‑jacentes sont accessibles et de grande qualité, les données sur les inégalités sont souvent publiées à intervalles irréguliers. Les informations provenant des pays en développement s’appuient souvent sur des enquêtes qui portent principalement sur les dépenses de consommation, les données sur la répartition des richesses, quand elles existent, étant fragmentaires et peu fréquentes.

Déduire les inégalités de richesse et de revenu à partir des enquêtes sur la consommation nécessite donc de nombreuses hypothèses. La transformation des données d’enquête sur le revenu implique notamment :

  1. de dériver une distribution complète des dépenses de consommation ;
  2. de transformer une distribution de la consommation en distribution du revenu (cela implique de connaître le lien entre revenu et consommation à chaque niveau de la distribution) ;
  3. de corriger la distribution du revenu pour les revenus supérieurs (souvent non observés).

La littérature sur les comptes nationaux distributifs (CND) vise à clarifier ces hypothèses et à développer des mesures harmonisées de l’inégalité dans le temps et l’espace (cf. par exemple Piketty et al., 2018, 2019), mais les données CND restent rares dans les économies émergentes ou en développement (David et al., 2021). Pour lisser les éventuels biais des données, la recherche empirique exploite une combinaison d’enquêtes nationales sur la consommation et, si disponibles, sur les revenus et les données fiscales (afin de réduire les biais de données liés à la consommation), en utilisant des moyennes sur longues périodes pour atténuer les décalages des enquêtes et capter les changements structurels. Elle peut également recourir à des initiatives en cours telles que la base de données WIIDa de l’université des Nations unies (l’Unu‑Wider), celle de l’université de Harvard (SWIIDb) ou la base de données sur les inégalités mondiales (World Inequality Database, WID), qui a permis d’élaborer des estimations remontant aux années 1990 (Alvaredo et al., 2016).

La base de données WID comprend des estimations des parts de revenus tout au long de la distribution, en plus des coefficients de Gini. Elle distingue notamment les 10 % de revenus les plus élevés, les 40 % de revenus intermédiaires et les 50 % de revenus les plus faibles, en ligne avec les travaux montrant une augmentation de la part de revenu du premier décile sur le long terme (Atkinson et al., 2011) et avec la probable sous‑estimation des revenus élevés dans les pays émergents (Rapport sur le développement humain du Pnud, 2020). À l’échelle mondiale, la part de la population dont les revenus sont inférieurs au revenu médian (soit les 50 % de la population avec les revenus les plus faibles) est proche de la part de la population située sous le seuil de pauvreté de 5,5 dollars (en parité de pouvoir d’achat de 2011) par jour en moyenne depuis 2000 (55 %).

a World Income Inequality Database.
b Standardized World Income Inequality Database.

1 Emerging Markets and Developing Economies.
2 Par exemple, dans les pays à faible revenu, le secteur primaire représentait 22 % du PIB en 2019 (bien plus que les exportations totales, dont la part s’élevait à 17,7 % du PIB). Les trois quarts des pays d’ASS dépendent des exportations primaires pour plus de 50% de leurs exportations.
3 Les estimations du FMI et des recherches récentes montrent que la pandémie pourrait entraîner une augmentation des inégalités (mesurées par le coefficient de Gini) de 2,2 pp (points de pourcentage) en 2020‑2021 et de 1,3 pp après cinq ans, alors que les plans de relance économique moyens étaient beaucoup plus faibles dans les EMDE que dans les économies avancées (Voituriez et Chancel, 2021).
4 La dépendance (mesurée par la part des rentes des ressources naturelles dans le PIB) reflète à la fois la quantité de ressources disponibles (qui peut varier en fonction de l’intensité d’exploration du sol) et les fluctuations de leurs prix (expansions et contractions des prix des produits de base).
5 La question de savoir si cela conduit à une plus grande égalité des revenus (comme l’avait initialement postulé Kuznets) ou à une convergence entre les pays (« courbe de l’éléphant » de Milanovic) est devenue un sujet de fortes controverses.
6 Ce terme fait référence à la situation des Pays‑Bas dans les années 1960, où la devise s’était fortement appréciée après la découverte de gisements de gaz.
7 Le processus de Kimberley (PK) rassemble des administrations, des sociétés civiles et industrielles dans le but de réduire l’existence des diamants de conflits (diamants bruts utilisés pour financer les guerres livrées par des rebelles visant à déstabiliser les gouvernements).
8 La part des recettes fiscales hors ressources naturelles dans le PIB hors ressources naturelles est calculée en divisant la part des recettes fiscales hors ressources naturelles dans le PIB tel que défini par le GRD (Government Revenue Dataset) de Unu‑Wider par (1‑part dans le PIB des rentes issues des ressources naturelles). Les recettes fiscales issues des ressources naturelles proviennent principalement des industries extractives telles que le pétrole et les mines.
9 Les critères de convergence de l’UEMOA incluent par exemple un objectif global de recettes budgétaires de 20 %.
10 La Banque mondiale a développé depuis 2018 une méthodologie permettant d’estimer l’épargne nette des pays exportateurs de ressources naturelles : The Changing Wealth of Nations 2021: Managing Assets for the Future.

Ressources naturelles et inégalités en Afrique subsaharienne

Note : Indicateurs en moyenne entre 1990 et 2020 ; les pays des zones UEMOA, CEMAC et Comores apparaissent en gras.


Source : Banque mondiale (World Inequality Database).
Pays Coefficient de Gini Rente de ressources naturelles (%)
Afrique du Sud 0,68 4,75
Angola 0,64 33,52
Bénin 0,61 4,81
Botswana 0,75 2,02
Burkina Faso 0,63 9,08
Burundi 0,58 21,20
Cameroun 0,63 7,55
Cap-Vert 0,66 0,56
Centrafrique 0,71 10,31
Comores 0,66 1,52
Côte d'Ivoire 0,61 5,06
Érythrée 0,57 5,74
Eswatini 0,71 3,52
Éthiopie 0,57 5,74
Gabon 0,60 28,83
Gambie 0,63 3,53
Ghana 0,60 11,14
Guinée 0,58 15,11
Guinée équatoriale 0,62 36,69
Guinée-Bissau 0,64 17,05
Kenya 0,64 3,91
Lesotho 0,68 4,28
Libéria 0,55 21,51
Madagascar 0,61 5,76
Mali 0,59 6,34
Maurice 0,57 0,01
Mozambique 0,69 11,52
Namibie 0,77 1,84
Niger 0,59 7,92
Nigéria 0,59 16,00
Ouganda 0,62 14,24
République démocratique du Congo 0,61 23,36
République du Congo 0,66 40,72
Rwanda 0,65 7,19
Sao Tomé-et-Principe 0,51 3,22
Sénégal 0,61 2,74
Seychelles 0,63 0,11
Sierra Leone 0,61 12,56
Somalie 0,56 13,49
Soudan 0,55 7,58
Soudan du Sud 0,62 33,10
Tanzanie 0,59 6,80
Tchad 0,60 18,98
Togo 0,61 10,15
Zambie 0,70 11,38
Zimbabwe 0,66 7,24

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