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Vers un policy mix élargi
Intervenant
Agnès Bénassy-Quéré, Seconde sous-gouverneure de la Banque de France
Mise en ligne le 25 Mars 2024
Robert Schuman Centre, EMU Lab Seminar – Florence, 22 mars 2024
Discours d’Agnès Bénassy-Quéré,
Sous-gouverneure de la Banque de France
C’est un grand plaisir pour moi d’être ici, à Florence, et je voudrais remercier Marco Buti et Giancarlo Corsetti pour cette occasion qui m’est donnée de partager quelques réflexions autour du policy mix - un sujet qu’ils connaissent très bien.
Puisque nous sommes ici pour célébrer l’EMU Lab, je mettrai l’accent sur le policy mix européen. Je passerai d’abord en revue la façon dont il a réellement fonctionné depuis la création de l’Union économique et monétaire (I) ; puis j’examinerai la complexification, mais aussi l'enrichissement, du policy mix au fil du temps (II). Je voudrais vous convaincre que le policy mix représente plus que vous ne le pensez.
I. Le policy mix depuis Maastricht
Comme vous le savez tous, le policy mix de la zone euro est né à Maastricht, aux Pays-Bas, en 1992. Ce n’est donc peut-être pas une coïncidence si le traité de Maastricht a avalisé de facto les instructions d’un économiste néerlandais, Jan Tinbergen. « Un objectif, un instrument » : la politique monétaire unique a été mise en place pour garantir la stabilité des prix au niveau de la zone euro, tandis que les politiques budgétaires étaient chargées de la stabilisation de la production au niveau de chaque État membre.
Ce dispositif supposait implicitement l’absence de chocs d’offre. Avec uniquement des chocs de demande, il n’y aurait pas d’arbitrage entre stabilité des prix et stabilité de la production, que ce soit au niveau de la zone euro ou des États membres.
Cette configuration était claire, simple et directe. Elle faisait l’hypothèse que pendant les booms économiques, les gouvernements accumuleraient des marges de manœuvre budgétaires qu’ils utiliseraient ensuite pour amortir les inévitables crises. De cette manière, ils stabiliseraient leurs économies tout en évitant d’entretenir des déficits excessifs.
Comme mes co-auteurs Elga Bartsch, Giancarlo Corsetti, Xavier Debrun et moi-même l’avons expliqué dans un Geneva Report en 2020 i , la crédibilité de la politique budgétaire renforce celle de la politique monétaire et vice versa. De fait, la discipline budgétaire accroît l’efficacité de la politique monétaire en renforçant l’indépendance de la Banque centrale européenne. Et réciproquement, une banque centrale crédible assure la stabilité des prix à des niveaux de taux d’intérêt réels bas, réduisant les risques d’effets « boule de neige » pour les dettes souveraines.
À plusieurs occasions, le policy mix s’est révélé très adapté, par exemple en 2009, en réponse aux crises financières, ou en 2020, en réponse à la crise de la Covid. Dans les deux cas, les politiques monétaire et budgétaires ont clairement été contracycliques dans la zone euro.
De 2014 à 2019, quelques fêlures sont apparues dans la distribution simple et maastrichtienne des tâches, alors que l’Eurosystème peinait à faire remonter le taux d’inflation et que l’orientation budgétaire globale dans la zone euro était neutre. Quelques doutes se sont exprimés sur la capacité de la seule politique monétaire à atteindre la cible d’inflation de 2 %. À la borne zéro des taux d’intérêt, la politique monétaire avait perdu de sa puissance, tandis que la politique budgétaire bénéficiait de l’absence d’effet d’éviction, gagnant ainsi en efficacité. Dans son discours prononcé à Jackson Hole en août 2014, Mario Draghi appelait explicitement à une coordination des politiques monétaire et budgétaire, déclarant que « si la politique budgétaire pouvait jouer un rôle accru parallèlement à la politique monétaire, l'orientation globale de cette dernière en serait facilitée » ii .
Mais le vrai choc pour le policy mix est survenu avec la crise énergétique, en 2022. Conformément à son mandat de stabilité de l’inflation, l’Eurosystème a relevé ses taux d’intérêt à dix reprises entre juillet 2022 et septembre 2023, soit une hausse totale de 450 points de base. Simultanément, toutefois, l’ajustement post-covid des soldes budgétaires a été freiné par l’introduction de mesures coûteuses destinées à protéger les ménages et les entreprises d’une hausse soudaine et temporaire des prix de l’énergie. Certaines de ces mesures budgétaires visaient le même objectif que la politique monétaire, à savoir la stabilisation de l’inflation.
Selon des estimations du FMI iii , ces mesures ont réduit l’inflation de 2,2 points de pourcentage en 2022, pour un coût budgétaire de 3,3 % du PIB dans la zone euro. Dans un modèle néo-keynésien, une relance budgétaire standard de même ampleur entraînerait plutôt une hausse de l’inflation comprise entre 0,3 et 1 point de pourcentage. Lisser les variations de prix pourrait bien avoir aidé l’économie réelle à s’ajuster et limité la spirale prix-salaires. Le fait que le choc sur les prix de l’énergie ait été seulement temporaire a validé cette stratégie ex post, mais pour un coût budgétaire relativement élevé.
Cet épisode nous rappelle l’existence de chocs de hausse des coûts et la nécessité pour les gouvernements de surveiller non seulement l’écart de production, mais aussi le taux d’inflation au niveau de chaque pays. Jean-Claude Trichet était connu pour brandir des graphiques présentant la divergence cumulée des coûts unitaires de main-d'œuvre au sein de la zone euro. Cette divergence a constitué un élément clef de la crise de la dette souveraine qui a suivi. Nous ne devons jamais oublier que cette crise a sévèrement frappé des pays comme l’Irlande et l’Espagne, qui avaient suivi des politiques budgétaires prudentes.
II. Et maintenant ?
Permettez-moi de mentionner à nouveau notre Geneva report, qui lui-même cite Arthur Okun et James Tobin. Selon eux, la tâche du policy mix aujourd’hui serait de revenir au « milieu de la route », afin de retrouver une marge de manœuvre et de naviguer dans des eaux moins incertaines. Cela signifie réduire à la fois la taille du bilan de la BCE et les ratios dette/PIB des gouvernements – ce qui prendra du temps.
En parallèle, nous devons reconsidérer notre boîte à outils. Bonne nouvelle : depuis 2010, nous disposons d’un nouvel instrument de stabilisation, à savoir la politique macroprudentielle. Les politiques macroprudentielles ont été introduites dans la zone euro en réponse à la crise financière mondiale, afin d’atténuer l’instabilité financière et surtout de réduire la vulnérabilité de l’économie face à l’instabilité et aux cycles financiers.
À ce jour, la plupart des pays européens ont instauré un coussin de fonds propres contra-cyclique (counter-cyclical capital buffer, CCyB) d’au moins 1 %. Cela signifie que, dans l’éventualité d’un effondrement du crédit, les autorités macroprudentielles peuvent très rapidement accroître la capacité de prêt des banques, simplement en réduisant le CCyB. Surtout, les autorités macro-prudentielles ont, pendant la période de taux d’intérêt très bas, introduit des mesures encadrant l’octroi de crédit à l’habitat. Aujourd’hui, cela réduit la possibilité d’une boucle de rétroaction négative entre des taux d’intérêt plus hauts, une baisse des prix de l’immobilier, des défauts de crédit et l’activité économique. En un sens, les politiques macroprudentielles allègent les contraintes qui pèsent sur les politiques monétaire et budgétaires.
Le fait que nous n’ayons pas subi de crise financière au cours des dix dernières années, même après les turbulences survenues aux États-Unis et en Suisse il y a un an, prouve également la justesse des impressionnants efforts réalisés au cours de cette période pour re-réguler et renforcer les fonds propres et les coussins de liquidité dans le système bancaire de la zone euro. Il n’est jamais facile de démontrer pourquoi une crise n’a pas eu lieu. Il est encore plus difficile de partager une telle réussite avec le grand public, mais nous ne devrions pas être trop modestes sur le sujet.
Nous avons moins bien réussi s’agissant de l’achèvement de l’Union bancaire et des progrès sur l’Union des marchés de capitaux (UMC). Pourtant, la recherche a montré que la mobilité des capitaux constitue un outil puissant de partage des risques macroéconomiques aux États-Unis, et bien plus encore que le budget fédéral iv.
Aujourd’hui, avec les énormes besoins de financement résultant du vieillissement de la population, de la transformation numérique et, surtout, de la transition verte, l’UMC émerge à nouveau, pas tant comme outil de stabilisation que comme une politique essentielle d’allocation, comme l’a récemment indiqué le Gouverneur de la Banque de France v . En un sens, l’UMC devient une « politique sans regret »: son utilité à des fins de stabilisation dépend de futurs chocs asymétriques ; mais son utilité pour réduire à leur minimum le coût des transitions est certaine, et devrait donc aller de soi.
La transformation climatique et énergétique est sans doute le défi structurel le plus pressant auquel nous sommes confrontés actuellement. La Banque de France a analysé divers scénarios de transitionvi.
La conclusion essentielle est que nous ne pouvons exclure que la transition se révèle inflationniste, mais ce n’est pas certain car cela dépendra fondamentalement des politiques d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre qui seront mises en œuvre.
Par exemple, une politique de soutien à l’investissement vert privé, à budget constant, pourrait être neutre pour l’inflation pendant les premières années, puis entraîner une baisse de l’inflation.
S’agissant des risques physiques, d’autres recherches menées à la Banque de France sur les territoires d’outre-mer français suggèrent que des catastrophes climatiques plus fréquentes entraîneront probablement une accentuation de la volatilité des prix plutôt qu’une hausse du taux d’inflation vii.
Toutefois, les risques physiques comme les risques de transition pourraient peser sur la croissance de la productivité, et donc indirectement sur l’inflation. Le risque d’« inflation verte » devrait renforcer notre détermination à relancer la croissance de la productivité dans nos économies et plus spécifiquement dans les secteurs de services qui forment le « cœur du cœur » de l’inflation.
Une plus grande efficacité dans les services contribuera à maintenir l’inflation à un niveau faible. Je mentionne les services pour trois raisons :
- Premièrement, c’est là que le marché unique reste largement inachevé, et donc que des gains d’efficacité sont possibles.
- Deuxièmement, la nouvelle révolution technologique, avec l’arrivée de l’intelligence artificielle (IA), offre la possibilité d’intégrer les marchés de services, dans l’environnement réglementaire unique fourni par la législation sur l’IA.
- Troisièmement, l’achèvement du marché unique pour les services est un complément à l’achèvement de l’UMC. En effet, la combinaison des deux dotera les sociétés européennes de la tech de l’envergure dont elles ont besoin pour se développer en termes de marchés et de financement.
À son tour, la croissance de la productivité atténuera toute éventuelle inflation verte tout en fournissant une marge de manœuvre budgétaire. Par conséquent, nul doute qu’une politique de croissance crédible accroîtra la capacité des politiques monétaire et budgétaires à remplir leur mandat de stabilisation.
*
Pour conclure, j’aimerais encourager l’EMU Lab à œuvrer à un concept plus large de policy mix qui engloberait non seulement les politiques monétaire et budgétaires, mais aussi les politiques macroprudentielles et les dimensions du marché unique qui rendront la zone euro plus résistante à une grande variété de chocs et les politiques de stabilisation plus efficaces. Trente-deux ans après le policy mix maastrichtien, construisons le policy mix florentin !
i Bartsch (E.), Bénassy-Quéré (A.), Corsetti (G.) et Debrun (X.), It’s all in the mix : how monetary and fiscal policies can work or fail together, Geneva Report on the World Economy, 15 décembre 2020
ii Draghi (M.), Le chômage dans la zone euro, discours, Symposium annuel des banques centrales à Jackson Hole, 22 août 2014
iii Dao (M.), Dizioli (A.), Jackson (C.), Gourinchas (P.-O.), Leigh (D.), Unconventional fiscal policy in times of high inflation, IMF Working Papers, septembre 2023
iv Furceri (D.) et Zdzienicka (A.), The Euro Area Crisis: Need for a Supranational Fiscal Risk Sharing Mechanism?, Open Economies Review, 26, 683–710, 2015.
v François Villeroy de Galhau, D’une union des marchés de capitaux à une véritable Union pour le financement de la transition, discours prononcé à Eurofi, Gand, 23 février 2024
vi Allen (T.), Boullot (M.), Dees (S.), De Gaye (A.), Lisack (N.), Thubin (C.) et Wegner (O.), Scénarios de transition climatique : effets économiques à court terme, Bloc-notes Éco de la Banque de France, 8 décembre 2023
vii Gautier (E.), Grosse Steffen (C.), Marx (M.) et Vertier (Paul), Décomposition de la réponse de l’inflation aux catastrophes météorologiques, document de travail de la Banque de France, décembre 2023
Mise à jour le 25 Juillet 2024