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Le rôle des banques centrales dans la « macroéconomie du climat »
Intervenant
François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Mise en ligne le 25 Avril 2023
City Week – Londres, 24 avril 2023
Discours de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France.
Mesdames, Messieurs,
C’est une fois de plus un grand plaisir et un honneur pour moi de prononcer aujourd’hui un discours lors de la City Week à Londres, qui se tient dans le vénérable Guildhall.
Il n’est désormais plus possible de contester sérieusement les effets graves du changement climatique, mais le débat s’est déplacé vers le rôle des banques centrales en la matière. Permettez-moi de commencer par évoquer deux tentations graves qui sont devenues des écueils typiques à cet égard.
Ni baguette magique, ni politique de l’autruche
Nous pourrions appeler la première la tentation de la « baguette magique », selon laquelle les banques centrales sont perçues comme étant capables, à elles seules, de freiner le changement climatique. Je veux être très clair à ce sujet : les banques centrales – et la finance verte – ne peuvent pas être les seuls acteurs du verdissement de nos économies ; elles ne peuvent pas remplacer des politiques publiques saines et des plans de transition des entreprises. Une étape nécessaire pour les politiques publiques est de fixer un prix du carbone : c’est le seul signal capable d’aligner les impératifs climatiques avec les décisions des agents économiques. C’est la seule façon de rendre rentables davantage de projets verts ; et la finance verte sans assez de projets verts risque de tourner à vide. Ce prix peut prendre plusieurs formes, notamment celle d'une taxe carbone, auquel cas une partie des recettes publiques qui en résultent devrait être investie dans des alternatives bas carbone, et une autre partie redistribuée aux ménages afin d’en limiter les effets sociaux. La fixation d’un prix du carbone devrait s’accompagner d’autres réglementations et subventions climatiques afin de contribuer à développer des solutions alternatives suffisamment tôt.
La deuxième tentation, opposée à la première, est celle de la « politique de l’autruche », qui consiste à enfouir sa tête dans le sable pour ne pas voir ou entendre ce qu'il se passe. Ce n’est pas non plus une option. Nous sommes directement concernés, de deux manières différentes [slide 2].
Premièrement, en tant que superviseurs, dans la mesure où les risques liés au climat figurent clairement parmi les risques de long terme auxquels les institutions financières sont exposées : surveiller ces risques n’est plus de l’ordre de l’optionnel, et ne relève pas simplement d’une politique RSE, c’est une nécessité. Deuxièmement, nous sommes concernés en tant que banques centrales responsables de la stabilité des prix. Pour être clair, nous ne devrions pas perdre trop de temps ici dans le débat juridique et politique sur les mandats des banques centrales. Dans le monde entier, le cœur du mandat des banques centrales est la stabilité des prix, et le changement climatique a déjà des répercussions sur le niveau des prix et de l’activité – pensez à la grave sécheresse en Argentine qui a coûté 3 % du PIB1, aux inondations au Pakistan, avec des pertes et dommages équivalents à 8 % du PIB2, ou à la récente hausse des prix de l'alimentation partout dans le monde – : nous devons par conséquent faire face aux effets du changement climatique sur l’économie. Ce n’est pas une dérive de notre mission, ce n’est pas une politisation de notre mandat, c’est le cœur de notre activité et notre mission principale. En ce qui concerne l’Eurosystème, outre notre objectif principal de stabilité des prix, il se trouve que la protection de l’environnement figure parmi nos objectifs secondaires : mais ce n’est que la cerise sur le gâteau, si je peux m’exprimer ainsi. Et donc, je veux aujourd’hui me concentrer sur ce que j’appellerai la macroéconomie du climat. Je ne détaillerai pas tout ce que nous faisons comme superviseurs : d’abord la publication d'informations sur les risques, puis maintenant les stress-tests climatiques, et demain les plans de transition des institutions financières. Je veux plutôt parler de ce qui est aujourd’hui au moins aussi important – la modélisation des effets économiques du changement climatique – mais que nous connaissons moins. Je reconnaîtrai d’abord qu’il existe un voile d’incertitude, avant de présenter néanmoins quatre convictions fermes.
Un voile d’incertitude
Alors que nous tentons de comprendre et d’évaluer comment le changement climatique façonnera les évolutions macroéconomiques, le « voile d’incertitude » est principalement dû aux futures décisions politiques relatives à l’atténuation du changement climatique. À titre d’exemple, le niveau initial et l’évolution d’une tarification du carbone, ou encore le montant d’investissements verts et les subventions publiques seront particulièrement pertinents. C’est pourquoi nous travaillons actuellement sur plusieurs scénarios, tant à court terme qu’à plus long terme.
Six scénarios de long terme, c’est-à-dire avec un horizon 2050, ont été développés et continueront d’évoluer sous l’égide du Réseau pour le verdissement du système financier (NGFS)3 [slide 3 pour un focus sur 3 scénarios], qui est constitué de 144 institutions et dont la Banque de France assure le secrétariat mondial.
Les scénarios actuels, qui sont cohérents avec les différents scénarios physiques du GIEC, seront bientôt complétés par un septième scénario « zéro émissions nettes 2050 » à travers une plus grande sobriété énergétique ; la publication des scénarios actualisés du NGFS est prévue pour l’automne prochain. Dans leur version actuelle, ils sont déjà utilisés par un grand nombre de superviseurs – la majorité des 36 juridictions ayant réalisé un stress test climatique (par exemple, la France, la zone euro, le Royaume-Uni et les États-Unis).
Nos stress tests pilotes ont également montré la nécessité de disposer de scénarios à plus court terme avec un horizon à cinq ans à mesure que la transition s’accélère : le NGFS les élabore actuellement en s’appuyant sur les travaux de ses membres, notamment ceux des chercheurs de la Banque de France4. Nous, au NGFS, nous publierons un cadre conceptuel à la fin de l’année, et avons pour objectif de publier une première édition des scénarios de court terme d’ici fin 2024. En particulier, ces scénarios devraient présenter des évolutions plus négatives et intégrer des chocs plus importants. Ils devraient également être conçus de manière à explorer les effets potentiels du changement climatique, non seulement sur l’activité mais également sur l’inflation.
Ce quadrant [slide 4] présente quatre catégories de chocs possibles liés à la transition.
Ils peuvent avoir, respectivement, un impact positif versus négatif sur l’offre ainsi qu’un impact positif versus négatif sur la demande. Ils ne s’excluent pas mutuellement, et peuvent se combiner ou se succéder. Leur probabilité individuelle est difficile à évaluer à ce stade, mais il y a des raisons de penser que le choc en haut à gauche (le choc d’offre négatif) est légèrement plus probable que les autres. Toutefois, étant donné le large éventail de chocs, leurs sources et effets macroéconomiques – qui pourraient inclure un scénario positif de dépenses importantes en capital vert privé5 – [slide 5], nous devons continuer notre modélisation, conformément à notre premier engagement dans le cadre du programme d’action pour le climat 2022 de la BCE : nous nous sommes engagés en juillet 2022 à « évaluer les effets macroéconomiques du changement climatique et des politiques visant à l’atténuer sur l’inflation et l’économie réelle »6.
Mais ne pas être certain des effets macroéconomiques combinés n’implique ni passivité, ni inertie dans l’action aujourd’hui. Nous pouvons déjà déduire de ces scénarios un ensemble de quatre convictions et prescriptions fermes.
1. Un choc mondial et certain >>> une transition ordonnée
- Premièrement, la transition climatique entraîne des changements structurels sur l’économie mondiale, à la fois universels et certains, avec un choc d’offre global et potentiellement négatif qui générera des frictions et des coûts en termes de nécessaire réallocation des facteurs de production. Le changement climatique est comparable à la mondialisation telle que vécue il y a quelques décennies : nous savions qu’elle aurait inévitablement et partout des effets significatifs, sans pouvoir connaître leur ampleur ex ante. Cela signifie que nous devrions organiser notre transition afin qu’elle soit aussi précoce, prévisible et ordonnée que possible ; ce n’est pas toujours une tâche facile dans nos démocraties, qui ont tendance à être court-termistes, mais le désordre serait coûteux [slide 6].
Selon les scénarios du NGFS, pour une même réduction des émissions alignée sur l'Accord de Paris, une transition désordonnée impliquerait un prix du carbone plus de trois fois plus élevé d’ici 2050 qu’une transition ordonnée, avec un impact négatif équivalent sur le PIB mondial. Et pour sûr, le coût de l’inaction excéderait celui de la transition.
Autre conséquence de ce choc universel, nous devons renforcer la coordination internationale : dans la mesure où tous les pays n’ont pas pris les mêmes engagements et ne sont pas confrontés aux mêmes conséquences ni aux mêmes responsabilités, certains d’entre eux pourraient être tentés d’adopter un comportement de « passager clandestin » ou de « chacun pour soi ». Le changement climatique doit donc être la priorité numéro un du « multilatéralisme ciblé » que j’appelle de mes vœux7, que ce soit au G20, au FMI ou à la Banque mondiale.
2. Une volatilité plus marquée >>> un engagement fort des banques centrales
- Deuxièmement, une volatilité plus marquée est probable, ce qui signifie des chocs sur l’activité et l’inflation. C’est là que nous, banques centrales, devons faire notre travail afin de maintenir un ancrage solide des anticipations d’inflation de long terme, en dépit d’une volatilité plus forte. Nous ne pouvons pas simplement en faire abstraction, car il ne s’agit pas d’un choc inattendu et temporaire [slide 7].
Les impacts de la transition climatique pourraient durer pendant toute la période de décarbonation de notre économie. Si nous en faisions abstraction, nous surchargerions la politique budgétaire pour amortir ces chocs.
3. L’alignement de marché >>> effet de signal des opérations des banques centrales
- Troisièmement, des incitations de marché appropriées sont nécessaires. C’est là que nous avons besoin de la tarification du carbone, comme je l’ai mentionné auparavant, pour aligner le comportement et le financement privé des entreprises, mais également (et peut-être principalement) pour une juste tarification du risque climatique sur les marchés financiers. Ici, les opérations de banque centrale et leur verdissement ont un rôle clef à jouer, en envoyant les bons signaux de marché et en provoquant des changements. Avec Christine Lagarde, nous, à la BCE, sommes déjà en train de mettre en œuvre un verdissement de notre programme d’achats de titres du secteur des entreprises, ainsi que d’adapter notre dispositif de collatéral.
4. Le financement des investissements verts >>> soluble à travers un financement mixte
- Enfin, et surtout, si ces conditions sont remplies, la question de comment financer les investissements est soluble. Différentes estimations ont été calculées et leurs montants peuvent sembler impressionnants, en particulier quand ils sont présentés en termes bruts et absolus, par exemple autour de 500 milliards d’euros par an dans l’UE jusqu’en 20508. Toutefois, quand on considère les besoins de financement nets et relatifs, qui représentent entre 2 % et 3 % du PIB courant pour l’UE comme pour la France9 d’après les rapports cités, cela s’avère gérable. Avec une condition préalable importante : le secteur privé devra prendre sa part dans cet effort et nous devrons libérer les flux de capitaux transfrontières pour la transition ; il s’agit de l’argument le plus fort en faveur d’une Union verte des marchés de capitaux, pour laquelle j’ai plaidé avec mon collègue allemand, Joachim Nagel10. À l’exception de 2022 et du choc énergétique exceptionnel, la zone euro avait un excédent structurel d’épargne par rapport à l’investissement de 2 % du PIB. Dès lors, pourvu que nous disposions des bonnes incitations économiques, l’Europe pourra financer son ambitieuse transition climatique ; cette conviction finale et fondamentale est une bonne nouvelle.
Les bonnes nouvelles sont elles aussi importantes dans ce qui pourrait sembler être un océan d’informations alarmantes sur le changement climatique. C’est Homère, avec le personnage de Cassandre, qui a le mieux rendu compte de notre tendance naturelle à nous boucher les oreilles quand nous sommes confrontés à des annonces pessimistes. Cassandre avait tenté à maintes reprises d’avertir que laisser le cheval envoyé par Ulysse entrer dans Troie entraînerait la chute de la ville. Je ne prétends pas être Homère ou Cassandre. J’ai essayé ce matin de résumer avec justesse ce que nous savons et ce que ne nous savons pas concernant la macroéconomie du climat, mais surtout ce que nous pouvons et devons faire dès que possible - c’est maintenant que tout se joue. Je vous remercie de votre attention.
1 The cost of the 2022/23 drought already amounts to more than US$ 14.14 billion for soybean, wheat and corn producers, Bolsa de Comercio de Rosario, 10 mars 2023
2 Banque mondiale, Flood damages and economic losses over USD 30 billion and reconstruction needs over USD 16 billion, octobre 2022
3 Portail de scénarios du NGFS
4 La version anglaise d’une publication récente sera disponible dans les prochains jours ; d’ici là, il est possible de se référer à la version française du Bulletin de la Banque de France n° 243, Transition vers la neutralité carbone : quels effets sur la stabilité des prix ?, 5 avril 2023
5 Capital expenditure
6 Programme d’action pour le climat de la BCE, 4 juillet 2022
7 Villeroy de Galhau (F.), Comment les banques centrales doivent faire face à l’instabilité et à la fragmentation, discours, 12 avril 2023
8 Commission européenne, « Fit for 55 impact assessment », Commission Staff Working Document, no SWD(2020) 176 final, septembre 2020
9 Pisani-Ferry (J.) et Mahfouz (S.), « L’action climatique : un enjeu macroéconomique », La note d’analyse, no 114, France Stratégie, Novembre 2022
10 Villeroy de Galhau (F.) et Nagel (J.), Le temps est venu d’une véritable Union des marchés de capitaux, publié en français dans Les Echos et en allemand dans Handelsblatt le 14 novembre 2022
Mise à jour le 25 Juillet 2024