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Construire ensemble un secteur bancaire et des paiements paré pour l’avenir en Europe
Intervenant
François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Mise en ligne le 22 Juin 2023
Global Official Institutions Conference, 22 juin 2023
Discours de François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Mesdames, Messieurs,
Je suis heureux d’être parmi vous pour cette Global Official Institutions Conference organisée par BNPP, et je tiens à remercier chaleureusement Jean Lemierre, président du Conseil d’administration de BNPP, pour son invitation à prononcer ce discours.
Face aux turbulences et aux défis manifestes des 18 derniers mois, nos perspectives sont différentes. Permettez-moi néanmoins de me concentrer sur certaines caractéristiques communes : j’adopterai le point de vue européen, et pas seulement français. Et je mettrai l’accent sur deux interactions délicates entre les autorités publiques et les institutions financières du secteur privé :
- la première concerne le passé récent : pourquoi la zone euro a-t-elle échappé aux perturbations bancaires nées aux États-Unis et en Suisse, et sommes-nous suffisamment à l’abri ? (I)
- la seconde porte sur l’avenir proche : pourquoi les banques centrales devraient-elles se tenir prêtes à émettre une monnaie numérique ? (II)
I) Turbulences bancaires : trois alliages et un enterrement
Après la faillite de SVB, j’ai parlé de « Trois alliages et un enterrement ». Commençons par l’enterrement, celui dont nous pouvons du moins nous réjouir, mais sans hélas qu’il soit définitif. Ce devrait être la condamnation et l’enterrement de la mauvaise gestion. C’est la mauvaise gestion évidente des risques et du modèle d’activité de certaines banques qui explique avant tout les récentes turbulences. Il faut le redire : le modèle d’activité de SVB constituait heureusement un cas particulier, et la hausse des taux d’intérêt bénéficie globalement aux banques européennes, grâce à une base de dépôts diversifiée et un portefeuille de crédits important. En tant que président de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, je peux attester de la solidité des banques françaises : leur produit net bancaire a progressé de 5,3 % en 2022, et leurs revenus restent sur une trajectoire haute en 2023.
Après l’enterrement (provisoire, hélas), j’en viens aux trois alliages. Par alliages, j’entends tout d’abord deux raisons pour lesquelles les crises bancaires américaines n’ont pas cette fois touché la zone euro : notre réglementation, et notre supervision. Sur la réglementation, Bâle III s’applique dans son intégralité à toutes les banques européennes, mais à 13 banques seulement aux États‑Unis. Selon plusieurs estimations, dont la nôtre, le ratio de liquidité à court terme (LCR) de SVB, s’il lui avait été applicable, aurait été inférieur à l’exigence de 100 %, ce qui aurait constitué un signal d’alerte précoce – rappelons que l’ensemble des actifs liquides y sont bien comptabilisés à la juste valeur de marché. La priorité n’est donc pas à retravailler perpétuellement les exigences de Bâle – et ainsi à en retarder l’application, mais à les appliquer partout et vite, comme le rapport du vice-président de la Fed – Michael Barr – le suggérait en avril. En résumé, plus de Bâle III maintenant, plutôt qu’un Bâle IV hypothétique et retardé. Il y a cependant deux sujets de réflexion : la vitesse accrue des flux de sorties de dépôts – liée à la digitalisation et aux réseaux sociaux – soulève de nouveaux défis. Aucune des pistes de réflexion évoquées en la matière n’est évidente, mais aucune ne devrait être tabou. Par ailleurs, le manque de liquidité et l’opacité du marché des CDS mono-émetteurs ne doit plus entraîner de risques systémiques : la première étape doit être d’établir une meilleure compréhension des transactions, des intervenants et du risque de corrélation avec d’autres instruments financiers.
J’en viens maintenant à la supervision. Pourquoi Crédit Suisse a-t-il échoué malgré le respect des exigences de Bâle III ? La réponse est claire : une bonne réglementation est nécessaire ; elle n’est jamais suffisante. Un Code de la route – la régulation –, fût-il le meilleur du monde, ne sera efficace qu’avec une police de la circulation efficace – le superviseur. Les risques générés par des modèles d’activité spécifiques doivent conduire à des exigences plus strictes. C’est précisément l’esprit du « pilier 2 » du cadre bâlois. La supervision peut et doit être réactive, intrusive – y compris avec des contrôles sur place –, exercée par des professionnels hautement qualifiés, et forte dans l’exercice de ses pouvoirs. Ce n’est pas un vœu pieux : cette supervision active constitue l’une des grandes réussites de notre Union bancaire européenne. Le MSU démontre les avantages de soumettre tous les acteurs concernés à une seule autorité principale, plutôt qu’à des autorités régionales, avec des responsabilités et une coordination clairement définies. Ensuite, notre supervision active démontre l’intérêt fort de tests de résistance réguliers, qui sont cette année fondés sur une forte hausse des taux d’intérêt à court et à long terme : c’est ainsi que nous procédons déjà activement en Europe avec l’IRRBB, y compris pour les établissements de plus petite taille.
La résolution est le troisième « alliage », également moins opérationnel. Le fait que les autorités helvétiques aient opté pour une fusion dans le cas de Crédit Suisse a soulevé de nouvelles questions sur la manière de rendre la résolution plus fiable. Permettez-moi de partager seulement quelques réflexions à ce stade. La première concerne la résolution des grandes banques, voire les banques d’importance systémique. La fourniture d’un montant potentiellement significatif de liquidité en période de crise est une condition essentielle d’une résolution réussie. Le cadre permettant à la BCE de fournir une « liquidité de l’Eurosystème pour la résolution » reste à construire. L’autre priorité, à l’autre extrémité de l’échelle, est de passer de la résolution « pour une minorité » – une vraiment trop petite minorité de cas : deux au cours des neuf dernières années – à la résolution « pour la majorité » des cas, y compris les banques de petite et moyenne taille. La proposition de la Commission européenne relative à un cadre révisé pour la gestion des crises et l’assurance des dépôts constitue un pas dans cette bonne direction. Toutefois, il faut garantir l’égalité de traitement afin que les banques plus petites ne bénéficient pas d’un avantage indu ; et qu’une mutualisation accrue entre le Fonds de résolution et les systèmes de garantie des dépôts ne permette pas aux grandes entreprises de bénéficier de la même protection que les dépôts moins importants des particuliers ou des PME.
II. La monnaie numérique d’un monde qui change
Permettez-moi maintenant d’aborder mon second sujet : les évolutions technologiques en cours dans les domaines de la finance et des paiements, qui nous ont amenés, nous l’Eurosystème, à lancer une phase d’investigation sur une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) de détail, sous l’égide de la Présidente Christine Lagarde et de mon collègue et ami Fabio Panetta. Si le Conseil des gouverneurs l’approuve, une phase de préparation débutera à la fin de l’année, avant un lancement potentiel et progressif à partir de 2027 ou 2028. J’ai conscience de fouler ici un terrain moins consensuel, à entendre les doutes des banques qui s’articulent autour de deux arguments : (i) la MNBC serait « une solution en quête d’un problème », la question du « pourquoi? », (ii) la MNBC ferait concurrence à la monnaie de banque commerciale.
La finalité : un billet de banque numérique
En ce qui concerne le « pourquoi ? », j’imagine qu’il y a deux siècles, de nombreuses voix remettaient en question la nécessité d’émettre un billet de banque papier – une innovation technique majeure à l’époque – en plus des bonnes vieilles pièces en or et en argent. Aujourd’hui, tout peut se résumer à cette question simple : alors que tout devient numérique, pourquoi seule la monnaie de banque centrale devrait-elle rester au format papier ? Comme beaucoup d’entre vous le savent, les banques centrales ont également – et heureusement – l’innovation dans leur ADN [i], ce qui leur permet de suivre le rythme des disruptions technologiques. L’Eurosystème a réalisé des progrès dans la conception de l’euro numérique [ii], notamment via des échanges réguliers avec des associations de consommateurs, des commerçants et des acteurs de la finance, et grâce au test de prototypes dédiés [iii].
Pour résumer, le e-euro sera un billet de banque numérique, ou « Cash+ ». Il présentera naturellement les mêmes caractéristiques que les espèces actuelles. En particulier, il garantira le respect de la vie privée [iv], la fonctionnalité hors ligne garantissant le plus haut niveau de confidentialité ; il sera l’actif le plus sûr ; grâce au fait que le cours légal lui sera probablement attribué [v], il sera accepté partout dans la zone euro ; et ses fonctionnalités de base seront gratuites pour les particuliers [vi]. Mais le « Cash+ » apportera des avantages significatifs par rapport aux billets : il permettra à chacun d’utiliser la monnaie de banque centrale dans le e-commerce, pour les paiements à distance entre pairs (peer-to-peer), ainsi que pour les paiements conditionnels.
Je pense qu’il est de notre devoir de développer cette capacité pour nos concitoyens, mais ceux-ci resteront libres de l’utiliser. L’euro numérique offrira aux citoyens européens une option supplémentaire dans la manière dont ils réalisent des achats et des transactions ; ils détermineront le rythme de son évolution, et sa « part de marché ». Un euro numérique ne remplacera pas les espèces physiques ou d’autres formes de monnaie, et cela m’amène à ce prétendu problème de « concurrence ».
La monnaie est et restera un partenariat public-privé
Depuis longtemps maintenant, la monnaie est un partenariat public-privé. Nous avons besoin des compétences de chacun : l’agilité, les innovations, la relation client des banques commerciales d’une part ; la confiance et la stabilité garantie par les banques centrales d’autre part. Oui, la monnaie numérique de banque commerciale existe déjà, et elle est généralement perçue comme étant aussi sûre que la monnaie de banque centrale ; elle représentera toujours une part très significative des transactions, avec la possibilité éventuellement de développer des dépôts tokenisés. Mais la confiance que la monnaie de banque commerciale inspire n’est pas seulement due à la signature privée de chaque banque ; elle est ancrée par sa pleine équivalence et sa convertibilité permanente, 1:1, à la monnaie publique émise par la banque centrale. Perdre cet ancrage public – dans un monde de paiements numériques sans MNBC – signifierait tôt ou tard compromettre cette confiance privée ; pensez au XIXe siècle aux États-Unis, avant la Fed, lorsque survenaient régulièrement des crises de confiance.
Pour être tout à fait clair, un euro numérique n’entraînera pas de désintermédiation. Il sera distribué par l’intermédiaire des banques : nous, banques centrales, n’avons absolument aucune intention d’ouvrir des comptes privés. En réponse à d’autres inquiétudes, il n’y aura aucun risque pour la stabilité financière, dû à d’éventuelles sorties significatives de monnaie de banque commerciale vers de la monnaie de banque centrale : une limite de détention s’appliquera aux comptes en euro numérique, et garantira que l’euro numérique serve de moyen de paiement, plus que de réserve de valeur.
Par conséquent, les banques commerciales peuvent et devraient prendre part au projet en toute confiance. Nous sommes, en ce XXIe siècle comme au cours des deux précédents, complémentaires et non concurrents en matière de monnaie et de paiements. Comme je l’ai dit, il est très probablement de notre devoir d’émettre une MNBC, mais notre volonté est de l’émettre avec vous, les banques commerciales, et non contre vous.
Développer un dispositif de bénéfices partagés pour l’ensemble des parties prenantes
Plus généralement, j’aimerais insister sur le fait qu’il peut y avoir des avantages pour chaque partie prenante de la chaîne. L’« équation économique » peut être établie de telle sorte que chacun – y compris les banques et les commerçants – ait un intérêt direct à y prendre part, comme pour l’émission d’espèces aujourd’hui. Nous sommes bien conscients, pour citer notre hôte, que les paiements sont passés d’une simple commodité à un élément central de la relation des banques avec leurs clients, et nous souhaitons vivement que cela continue à être le cas.
L’écosystème de paiement européen dans son ensemble bénéficiera également de l’euro numérique, au lieu de céder du terrain aux prétendus « stablecoins » émis probablement par des acteurs non européens [vii]. Le dispositif que nous développons actuellement permettra l’émergence de normes d’acceptation ouvertes à l’échelle paneuropéenne, favorisant la convergence et permettant à l’ensemble des acteurs de poursuivre les innovations sur une base commune. Pour résumer, un euro numérique servira de « plateforme d’innovation » [viii] – notamment pour l’élaboration de solutions en monnaie de banque commerciale, qui bénéficiera des normes d’acceptation de l’euro numérique. Je voudrais souligner à cet égard que l’initiative européenne pour les paiements (EPI), que nous soutenons fermement, a testé et intégré avec succès l’euro numérique lors de l’exercice de prototypage organisé par l’Eurosystème au cours des derniers mois. Cette réussite devrait finir de convaincre les banques européennes de se joindre aux deux initiatives et aux groupes de travail associés.
Dans le même esprit, nous – la Banque de France et la BCE – travaillons activement avec les établissements financiers sur une MNBC de gros. Notre objectif commun est double : encourager la finance tokenisée et les titres tokenisés ; faciliter l’interopérabilité transfrontière. Nous publierons une mise à jour de nos expérimentations sur l’interbancaire d’ici début juillet.
Les deux sujets que j’ai abordés aujourd’hui peuvent sembler très peu liés l’un à l’autre, mais ils ont en réalité quelque chose de très fort en commun : veiller à ce que le secteur bancaire et des paiements en Europe soit adapté à un paysage technologique qui change rapidement. Pour aller de l’avant, comme l’a dit un jour Abraham Lincoln, « la meilleure façon de prédire l’avenir, c’est de le créer ». Créons-le ensemble, en tant qu’Européens talentueux et engagés. Je vous remercie de votre attention.
[i] Villeroy de Galhau, F., Ancres et catalyseurs : le double rôle des banques centrales en matière d’innovation; discours, 27 septembre 2022
[ii] Trois rapports d’étape sont accessibles au public sur le site Internet de la BCE, le troisième et dernier en date ayant été publié le 24 avril 2023.
[iii] Banque centrale européenne, Digital euro – Prototype summary and lessons learned, 26 mai 2023
[iv] L’Eurosystème n’aura connaissance d’aucun détail sur aucune transaction.
[v] La proposition législative de la Commission européenne sur une MNBC de détail est attendue pour le 28 juin 2023.
[vi] Qu’il s’agisse de la tenue de compte, des paiements ou de l’accès à une application mobile.
[vii] Villeroy de Galhau, F., Big techs dans la finance : un roman d’apprentissage loin d’être terminé, discours, 9 février 2023
[viii] Panetta (F.), Un euro numérique largement disponible et facile à utiliser, discours, 24 avril 2023
Mise à jour le 25 Juillet 2024