- Accueil
- Interventions du gouverneur
- Anatomie d’une chute d’inflation : d’un...
Anatomie d’une chute d’inflation : d’une première phase réussie aux conditions d’un atterrissage maîtrisé
Intervenant
François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Mise en ligne le 28 Mars 2024
Université Paris Dauphine, 28 mars 2024
Introduction
C’est la quatrième fois que j’ai le bonheur d’être invité à intervenir à Dauphine, et je remercie Elyès Jouini. Mais c’est la première fois que j’y succède à Jean-David Levitte, et à son remarquable exposé sur les conflits géopolitiques actuels. Cet enchainement dit déjà l’essentiel : nous banquiers centraux ne sommes en charge « que » des réponses monétaires et financières, mais nous sommes évidemment exposés à ce monde de questions et de tensions.1
Quelques mots d’abord sur les tensions sur les finances publiques françaises. La dégradation actuelle ne signifie bien sûr pas la faillite de la France; mais elle appelle au moins deux impératifs. Le premier, c’est d’affronter la vérité et de faire maintenant preuve de crédibilité : voilà quinze ans que notre pays et ses gouvernements successifs ne tiennent pas leurs engagements pluriannuels de redressement. Le second impératif, avant de prendre des décisions éventuellement nécessaires sur les impôts, c’est de nous occuper enfin sérieusement des dépenses. Je crois profondément au modèle social européen : mais il nous coûte en France environ dix points de PIB de plus que nos voisins. Et les dernières années n’ont en rien réduit l’écart : une fois passée la « bosse » des soutiens exceptionnels Covid et énergétique, nos dépenses publiques totales ont encore crû en pourcentage du PIB par rapport à 2019. En volume, hors effet de ces dépenses exceptionnelles, elles pourraient encore augmenter de plus de 2% en 20242 . Il est plus que temps, non pas de décréter l’austérité et la baisse générale des dépenses, mais d’arriver à leur stabilisation globale en volume. Cela suppose un effort de priorisation et d’efficacité, juste et partagé par tous : État, mais aussi collectivités locales et prestations sociales.
J’en reviens au défi pour les banques centrales : la succession de deux chocs aussi rares et de sens économique contraire que la pandémie – déflationniste - puis l’invasion russe de l’Ukraine – inflationniste – était (i) absolument sans précèdent, (ii) de grande ampleur, (iii) en même temps très rapide et en partie temporaires.
Aujourd’hui la vague inflationniste a heureusement reflué, passée en zone euro d’un pic de 10,6% en octobre 2022 à 2,6% en février dernier. Ce retournement positif amène souvent désormais deux questions que je souhaite traiter devant vous ce soir, en « anatomie d’une chute » d’inflation : (i) la politique monétaire a-t-elle vraiment contribué à ce succès, ou tient-il à la chance ? (ii) comment maintenant réussir « le dernier kilomètre », c’est-à-dire le bon atterrissage de l’inflation à sa cible de 2% ?
I. Les deux succès de la politique monétaire : avoir évité tant la propagation que la récession
Commençons par la part liée à notre environnement… voire à la chance. Oui, l’inflation a été initialement alimentée par des chocs d’offre, et donc la désinflation aussi lorsque ces chocs se sont retournés. La très forte hausse de l’inflation, puis son repli, ont suivi les évolutions des prix de l’énergie et la perturbation dans les chaînes mondiales d’approvisionnement, comme en atteste l’évolution de l’indice de fret maritime. Mais, contrairement aux chocs pétroliers des années 1970, l’inflation n’est pas devenue persistante.
Éviter la propagation : la surveillance de l’inflation sous-jacente
Reste en effet la part moins spectaculaire mais qui était à nos yeux plus menaçante car risquant d’être plus persistante et autoentretenue : l’inflation sous-jacente, c’est-à-dire hors énergie et alimentation (ces deux composantes étant directement liées aux cours mondiaux). C’est ce risque de propagation aux biens manufacturiers puis aux services qui nous a amenés au printemps 2022 à réagir, plutôt qu’à « regarder à travers » (ou « look through ») les chocs d’offre initiaux comme y invitait la théorie monétaire habituelle. Les banques centrales ont donc répondu avec la plus ample remontée des taux jamais réalisée, à une allure très soutenue.
Et de fait, l’inflation sous-jacente en zone euro, après avoir culminé à 5,7% en février 2023, est aujourd’hui revenue à 3,1%.
C’est encore trop par rapport à notre cible de 2% d’inflation totale mais c’est une baisse rapide et sensible. S’agissant majoritairement de services, on ne peut sérieusement en attribuer le mérite au cycle des matières premières... mais avant de le décerner à la politique monétaire, il faut creuser les deux canaux de transmission de celle-ci. 3
Le canal traditionnel (« historique ») via le crédit et la demande
Le canal traditionnel – oserais-je dire le canal historique – de la politique monétaire, c’est de freiner la demande face à une offre devenue plus contrainte. Pour cela les banques centrales visent d’abord une hausse des taux réels à différents horizons. Ces taux réels, qu’on peut calculer à partir des taux d’intérêt nominaux4 déflatés des anticipations d’inflation5 au même horizon reflètent les véritables conditions de financement. À partir de niveaux exceptionnellement bas, ils sont depuis fin 2022 redevenus positifs sur toutes les échéances. Notre politique monétaire est donc vite passée en territoire restrictif, à partir d’une situation initiale exceptionnellement accommodante.
Cette hausse des taux de marché s’est transmise aux taux du crédit bancaire (ménages et entreprises), provoquant ainsi une décélération de celui-ci. Même si la variation sur un an des encours reste légèrement positive en zone euro (0,2% pour les entreprises et 0,5% pour les ménages en janvier 2024) – et au demeurant plus favorable en France –, cette croissance est beaucoup plus faible qu’avant le resserrement (environ 5% sur un an début 2022).
Ce canal du crédit est particulièrement puissant en Europe, puisque la majorité des investissements (habitat et entreprises) y est financée par les banques. Augmenter le coût du crédit permet donc de modérer la demande intérieure, consommation et investissement... sans toutefois générer une chute brutale.
Il faut ajouter qu’à l’échelle mondiale, ce resserrement monétaire synchronisé a eu un effet sur la demande globale et indirectement a contribué à freiner les prix de l’énergie et des matières premières. Apparait ici une question majeure : comment ce « canal historique » n’a-t-il pas débouché, cette fois, sur une récession tant redoutée en 2022 des deux côtés de l’Atlantique... et qui jusque-là était presque toujours la conséquence des resserrements monétaires ? C’est en termes théoriques la fameuse courbe de Phillips, qui trace la relation inverse entre taux de chômage et taux d’inflation. On en déduit usuellement un « ratio de sacrifice » : la hausse du taux de chômage qu’il faut accepter pour obtenir, par exemple, une baisse de 1% du taux d’inflation. Ce « soft landing », voire cette « immaculée désinflation » avec un quasi plein emploi aux US, est objectivement une heureuse surprise. Elle a pu être aidée par les réformes en faveur de l’emploi en France, mais il faut pour l’expliquer en venir également au canal plus nouveau des anticipations.
Éviter la récession… grâce au canal plus nouveau des anticipations d’inflation
La politique monétaire moderne a été enrichie par trois révolutions après la dernière grande vague d’inflation des années 70 et la « victoire » des années 80.
- La première est institutionnelle : l’indépendance des banques centrales dans toutes les économies avancées. Dans les années 1980 et 1990, cette indépendance a été inscrite dans leurs statuts, notamment l’Eurosystème dès sa création – et la Banque de France en 1993 – afin de garantir la stabilité de la monnaie unique.
- La seconde porte sur les objectifs : le passage du pilotage des agrégats monétaires (le « monétarisme » désormais dépassé) au ciblage direct de l’inflation6
- La troisième se fonde sur la théorie économique : l’importance des anticipations d’inflation et de leur pilotage, depuis les travaux de Michael Woodford (2003)7.
L’objectif de stabilité des prix, hérité de la victoire contre l’inflation dans les années 80, ne peut certes pas empêcher que des événements extrêmes, tels des guerres ou des pandémies, rehaussent temporairement l’inflation. Toutefois, cet objectif permet que l’inflation basse soit considérée comme une situation normale crédible. Ceci conduit, in fine, à « ancrer » les comportements de fixation des prix et des salaires autour d’une inflation basse et stable à moyen-terme, et évite les traditionnelles spirales prix-salaires. Pour le dire autrement, une fonction de réaction crédible et forte de la banque centrale raccourcit alors significativement la durée de l’épisode inflationniste, et réduit le coût en termes d’activité et d’emploi.
C’est bien ce qui a fonctionné en 2022. Lorsque l’inflation a commencé à augmenter mi-2021, les anticipations de taux d’intérêt de court terme ont d’abord suivi le même chemin. Cependant, dès que le rythme du resserrement monétaire s’est accéléré, mi-2022, les anticipations d’inflation ont atteint un plateau, puis ont diminué. Ce bon ancrage des anticipations marque une différence décisive avec les années 1970 : la meilleure crédibilité des banques centrales, acquise par leur indépendance et le succès du ciblage d’inflation, a été confortée par leur action rapide, et leur a évité d’avoir à porter les taux d’intérêt réels à des niveaux aussi élevés que lors de cycles antérieurs8.
Pour la Banque de France, nous avons délibérément choisi, dès janvier 2023, de prendre un engagement public : celui, sauf nouveau choc, de ramener l’inflation à 2% d’ici 2025. Je l’ai fait parce que c’était notre prévision, mais aussi parce que cette date précise – dont beaucoup doutaient encore à l’époque – augmentait la force du canal des anticipations. Reconnaissons cependant avec humilité deux limites : nous ne comprenons pas encore assez – ni ne mesurons avec suffisamment d’exactitude – la formation des anticipations des ménages comme des entreprises. Et l’existence d’un canal des anticipations ne doit pas laisser croire que la politique monétaire pourrait opérer seulement par des incantations magiques : sa crédibilité dépend aussi de ses effets réels sur le crédit et la demande.
Un effet d’ensemble de la politique monétaire jusqu’à 2 points d’inflation évitée en 2023
À travers ces deux canaux, celui du crédit et celui des anticipations, le resserrement monétaire a effectivement contribué au processus de désinflation. Différents modèles développés par la BCE9 et la Banque de France quantifient cette contribution de la politique monétaire, estimant que l’inflation aurait été d’environ 1 à 2 points de pourcentage plus élevée en 2023 dans un contrefactuel où la remontée du taux d’intérêt directeur aurait été celle anticipée par les marchés fin 2021, avant l’invasion de l’Ukraine. L’impact sur 2024 et 2025 serait encore supérieur, en raison des délais de transmission de la politique monétaire. Même si le contre-choc des prix de l’énergie a initialement guidé le processus de désinflation, la politique monétaire est maintenant la force dominante qui dirige ce processus ; et son effet maximal sur l’inflation n’est pas encore tout à fait atteint. En outre, il convient de souligner que le contrefactuel présenté dans ces simulations ne prend pas en compte le risque de désancrage des anticipations d’inflation : en l’absence de resserrement monétaire suffisant, le surcroit d’inflation aurait pu être encore plus important et plus persistant.
J’ajoute une considération qui ne doit rien à la théorie économique, mais tout à la sagesse psychologique. En septembre 1914, Joffre au soir de la victoire de la Marne – qui avait cent pères possibles – est réputé avoir dit « Je ne sais pas qui a gagné la bataille de la Marne, mais je sais qui l’aurait perdue. ». Si la bataille contre l’inflation avait été un échec, les banques centrales en auraient à coup sûr été considérées comme responsables.
II. Réussir maintenant l’atterrissage en douceur à 2% d’inflation
L’Eurosystème a publié des nouvelles projections macroéconomiques lors du Conseil des Gouverneurs du 7 mars. Nous prévoyons le retour de l’inflation en zone euro à sa cible de 2% ponctuellement cet été et plus durablement l’an prochain, avec une moyenne de 2% en 2025 et 1,9% en 2026. L’inflation en France serait encore inférieure, à 1,7% chacune de ces deux années. L’arrivée à la cible est donc en vue. Pour autant, le pilotage monétaire va devoir être fin pour réussir l’atterrissage. La balance des risques me fait plaider pour un gradualisme agile ; puis une fois actée la première baisse des taux, nous aurons deux choix moins souvent évoqués mais plus importants, sur la vitesse de baisse et la zone d’atterrissage.
Ne pas craindre exagérément les risques du « dernier kilomètre »
Les marchés d’options sont aujourd’hui également partagés, entre des anticipations d’inflation encore trop élevées (manquer la cible de 2% « par le haut ») ou trop faibles (la manquer « par le bas »).
Cette balance des risques équilibrée est une bonne nouvelle, par rapport à notre cible symétrique autour de 2%. Elle recouvre cependant une discussion plus profonde. L’école attentiste s’inquiète en effet du « dernier kilomètre » (ou last mile). La désinflation doit porter dorénavant sur le « core » et essentiellement les services : elle y serait donc de nature différente, plus difficile, cessant en outre de bénéficier des effets de base favorable de la désinflation de l’énergie. En termes économiques, la pente de la courbe de Phillips ne serait pas linéaire et désormais moins favorable ; le « ratio de sacrifice » serait plus élevé.
Rien cependant ne vient sérieusement confirmer cette hypothèse. Certes, l’inflation des services reste plus élevée à 4%. Mais elle a commencé sa baisse (après un pic à 5,6% en juillet 2023) ; historiquement elle a pu être en moyenne supérieure à la cible d’ensemble de 2%, mais compatible avec celle-ci. Nous n’avons en outre pas de signe d’une spirale prix-salaires, ceux-ci étant particulièrement décisifs pour les services. Au contraire, l’évolution de la rémunération moyenne par tête marque une décélération sensible, et plus encore que dans nos prévisions de décembre. En France, les premiers accords de salaire signés cette année dans les branches et les entreprises signalent que les hausses de salaire vont poursuivre leur modération en 2024, tout en restant au-dessus de l’inflation 10.
La désinflation des services peut donc certes être plus lente, mais pas plus ardue ; le « dernier kilomètre » peut être diffèrent dans son rythme, mais pas dans sa nature.11 Accepter ce dernier kilomètre moins rapide peut être au demeurant une protection contre le risque de manquer la cible d’inflation par le bas.
Être attentif aux risques sur l’activité et donc préférer maintenant un gradualisme agile
De plus, nous ne devons pas ignorer les risques, en maintenant trop longtemps le pied sur le frein monétaire, de peser exagérément sur l’activité. Les risques sur l’inflation sont aujourd’hui équilibrés ; ceux sur la croissance sont par contre à la baisse. Nous avons clairement un objectif principal, qui est notre destination, ramener l’inflation à 2% d’ici 2025. Il ne peut y avoir aucun doute sur notre détermination et notre engagement, même si je n’ai pas le fétichisme du 2.0% à la décimale près. Sous réserve de cet objectif principal, nous devons maintenant intégrer un objectif secondaire concernant la trajectoire : si nous pouvons atteindre notre destination avec un atterrissage en douceur, plutôt qu’un atterrissage brutal, il s’agit d’un bien meilleur chemin pour l’économie, pour nos concitoyens européens, leurs revenus et leurs emplois, et pour la saine conduite des politiques budgétaires. Nous ne pouvons pas ignorer le surcoût potentiel en bien-être perdu.
Le temps est venu de prendre une assurance contre ce second risque, en entamant la baisse des taux. Cette assurance me parait d’ailleurs cohérente avec le raisonnement de ceux qui, en septembre dernier, plaidaient pour une dernière hausse nous protégeant à l’époque du risque d’inflation trop élevée : les risques ont évolué ; nous devons donc adapter notre contrat d’assurance. La politique monétaire agissant elle-même avec délai, attendre trop longtemps nous ferait courir le danger de nous retrouver « derrière la courbe ». Si l’inflation repassait ensuite durablement en-dessous de notre cible, nous risquerions d’avoir à baisser davantage et plus agressivement les taux d’intérêt, voire de nous retrouver à nouveau bloqués à la « frontière basse » des taux d’intérêt (effective lower bound).
La date précise de cette première baisse – avril ou début juin – n’a pas une importance existentielle : je redis ici ma conviction qu’elle devrait avoir lieu au printemps, et ceci indépendamment du calendrier de la Réserve fédérale américaine. En matière de dynamique de la désinflation, les conditions météo de ce printemps ne sont pas forcément les mêmes de chaque côté de l’Atlantique. Ce gradualisme actif me semble s’être imposé lors de notre dernière réunion. Prendre une telle assurance vaut d’autant plus que les coûts en sont minimaux : nous garderons ensuite deux choix de pilotages, deux degrés de liberté, désormais beaucoup plus décisifs que le calendrier de la première baisse.
La vitesse d’approche : quel rythme de baisse ?
Quelques principes paraissent acquis. Nous commencerons probablement par une baisse modérée. Nous ne serons pas obligés ensuite de réduire les taux à chaque Conseil des Gouverneurs, mais nous devrons en garder l’option. Notre rythme sera avant tout pragmatique et d’un pragmatisme guidé par les données économiques. Parmi ces données, comme l’a souligné Christine Lagarde12 , nos prévisions regagneront de l’importance par rapport aux seuls indicateurs « backward looking » à mesure que nous retrouverons la confiance dans nos modèles.
La question de la vitesse prévisible renvoie cependant aussi à une discussion sur les orientations que nous devons donner aux marchés. Refuser aujourd’hui une « forward guidance » excessive et inconditionnelle, ce ne devrait pas être s’en tenir à une lecture trop stricte de ce que signifie « décider meeting par meeting ». L’essentiel est que nos futures décisions restent dépendantes avant tout de la situation économique (state-dependent) et non d’un calendrier préfixé.
Puisque nous parlons atterrissage, poussons l’image aéronautique : le pilotage automatique – des guidances longues – est à réserver aux phases de vol stable ; notre économie en est loin. Mais le pilotage aux instruments des phases plus délicates n’interdit pas de donner quelques indications aux passagers, par exemple sur l’atterrissage en cours ; ils y sont très sensibles.
La zone d’atterrissage : quel taux terminal ?
Les anticipations des marchés sur notre nombre de baisses puis notre « taux terminal » courant 2025 après le cycle de baisses, ont beaucoup varié depuis septembre dernier. Elles paraissent à présent relativement stabilisées et davantage justifiées. Pour autant, il serait évidemment prématuré de se prononcer sur un chiffre, alors même que je revendique le gradualisme pragmatique. Il paraît néanmoins raisonnable de donner là aussi quelques éclairages.
Nous ne devrions pas, sauf choc économique très négatif, revenir aux taux ultra-bas de l’ère antérieure, entre 2015 et 2021. J’y insiste car il y a un risque que notre mémoire collective – y compris des emprunteurs ou des opérateurs financiers – soit trop courte. Ces taux négatifs ou nuls étaient l’exception, face à une menace de déflation encore accrue après 2020 par le Covid. L’inflation de demain pourra être plus volatile, face à de multiples chocs d’offre13, mais elle devrait être en moyenne plus proche de notre cible de 2% à moyen terme. Les mutations structurelles – changement climatique et fragmentation commerciale – jouent dorénavant plutôt dans un sens inflationniste.
Pour autant, nous disposons d’une marge de baisse des taux significative avant de revenir à une politique monétaire trop accommodante. Le débat économique se passionne ici pour une zone-frontière, celle du taux neutre ou taux d’équilibre r* : c’est le taux qui en milieu de cycle est supposé équilibrer l’offre et la demande, comme d’ailleurs l’épargne et l’investissement. C’est à la fois une variable structurelle essentielle, et un repère conjoncturel clé : celui qui est censé séparer la politique monétaire restrictive - si l’inflation est trop forte, les taux d’intérêt doivent monter au-dessus de r*, pour freiner la demande - de la politique accommodante.
La beauté du débat est cependant que r* n’est pas précisément observable ni mesurable : certains demeurent pour cette raison sceptiques sur la pertinence même du concept. La BCE et la Banque de France se sont toutefois risquées à des estimations, à partir d’une suite de modèles semi-structurels.
Ces estimations sont relativement convergentes autour de deux constats :
- la forte baisse de r* au cours des deux décennies 2000-2020 (d’au moins 2%, du fait notamment du ralentissement de la croissance et du vieillissement démographique) semble s’être interrompue depuis la pandémie. Ceci est une bonne nouvelle pour la politique monétaire : le risque que les taux d’intérêt tirés vers le bas, viennent plus souvent buter sur la « frontière nominale à zéro », a un peu diminué. Certains soutiennent même – avec plus d’audace que d’évidence – que r* a remonté plus significativement, même si les tendances lourdes en matière de démographie et de productivité ne se sont pas retournées.
- en zone euro, le taux neutre réel serait désormais légèrement positif, entre 0 et 0,5% – avec certes un « intervalle de confiance » large – ; et donc le taux neutre nominal, en incorporant une inflation moyenne à 2%, pourrait se situer entre 2% et 2,5%. Il serait plus élevé d’environ un point aux États-Unis, compte tenu de l’excédent de l’investissement sur l’épargne, et d’une démographie et de gains de productivité plus dynamiques.
Cette fourchette de 2 à 2,5% pourrait être une approche raisonnable de la moyenne des taux nominaux de la BCE au long d’un prochain cycle monétaire (proche au demeurant de ce qu’a été la moyenne des taux directeurs sur la période 1999-2011, à 2,5%14 ). Cet ordre de grandeur ne constitue pas pour autant nécessairement la cible de la phase actuelle de baisse de taux ; il dit simplement que nous avons une marge significative de baisse avant même de sortir d’une orientation restrictive. Et ceci est une raison de plus pour préférer un gradualisme agile à un attentisme excessif.
Je conclus en revenant à « l’anatomie d’une chute », cette fois au film. Pour tous ceux qui le connaissent, il y a deux différences évidentes avec notre thème d’aujourd’hui : la chute de la victime y est dramatique, mortelle, alors que pour l’inflation nous visons un atterrissage en douceur. La seconde différence est qu’à la fin du film, personne ne sait vraiment qui est responsable ; nous, nous prenons nos responsabilités, hier d’avoir remonté les taux assez vite pour éviter la propagation de l’inflation, demain de les baisser assez tôt pour éviter un surcoût potentiel en perte d’activité. Reste un point commun essentiel : le film est un succès incontestable, et je redis devant vous que nous allons gagner contre l’inflation. Sans craindre le dernier kilomètre, et sans faiblir dans notre détermination : il y a eu le temps du resserrement, puis celui de la patience depuis septembre dernier. Vous pouvez avoir confiance maintenant dans le troisième temps du scénario, celui du gradualisme agile. Merci de votre attention.
1 Villeroy de Galhau, F., La politique monétaire en période de conflits, discours, 21 novembre 2023.
2 Cour des Comptes, Rapport public annuel 2024 (tableau n°5 page 27)
3 Villeroy de Galhau, F., Comment la politique monétaire va vaincre l’inflation : des canaux et des écluses, discours, 17 février 2023
4 OIS, Overnight Indexed Swap.
5 ILS, Inflation Linked Swaps.
6 Le ciblage d’inflation, qui a commencé en 1990 avec la banque centrale de Nouvelle Zélande, a été adopté la BCE depuis l’origine.
7 Woodford, M. (2003): “Interest and Prices: Foundations of a Theory of Monetary Policy”, Princeton University Press.
8 Amatyakul, P., De Fiore, F., Lombardi, M., Mojon, B. et Rees, D., The contribution of monetary policy to disinflation, Bulletin BRI (Banque des Règlements Internationaux), 20 décembre 2023
9Darracq-Paris, M., et al., ECB Economic Bulletin, 2023
10Baudry L., Gautier E. et Tarrieu S., Les hausses de salaire négociées pour 2024 : où en est-on ?, Bloc-Notes éco, Banque de France n°349, 27 mars 2024
11Rapach, D., Is-last-mile-more-arduous?, Federal Reserve of Atlanta, janvier 2024.
12Lagarde, C., Renforcer la confiance dans la voie à suivre, discours ECB Watchers, 20 mars 2024
13Garnier, O., Évolution de l'inflation : De la modération à la grande volatilité ?, La Jaune et la Rouge, mars 2023.
14Moyenne du taux des opérations principales de refinancement (MRO, main refinancing operations)
Mise à jour le 25 Juillet 2024