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Acteurs publics : « Il faut placer les managers et les agents en situation de responsabilité »
Intervenant
François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Mise en ligne le 7 Septembre 2023
Interview de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France
A l’occasion d’un discours devant l’Académie des Sciences morales et politiques le 19 juin dernier, vous vous êtes inquiétés d'un manque de cohérence et « une perte de vision de l’administration », induits par des superpositions de réformes sectorielles, et des vagues successives de décentralisation, sans perspective d’ensemble ...
Ce retard de la transformation publique ne date pas d'aujourd'hui et reste partagé malheureusement à travers les gouvernements et majorités successifs, depuis quatre décennies. Il pèse sur beaucoup de passionnés du service public, dont je suis. Il est pour autant difficile de lui trouver une explication unique. La pression du court terme, en opposition aux transformations de long terme, handicape l'action publique. Tocqueville disait déjà de la fin de l’Ancien Régime : “l'État n’entreprend guère ou il abandonne bientôt les réformes les plus nécessaires, qui, pour réussir, demandent une énergie persévérante”. C'est une vraie difficulté des gouvernements aujourd’hui : on leur demande des choses très visibles, trop rapides...
En outre, nous étions un pays très centralisé, jacobin. Nous avons évolué mais la décentralisation n’a pas été assez pensée comme un tout. Nous avons assisté à des vagues successives de décentralisation, avec aujourd'hui une addition de cinq niveaux de responsabilités (État, région, département, intercommunalité, commune). Il existe en conséquence un sentiment de relative dilution des responsabilités chez les élus et décideurs publics, et par ailleurs une multiplication des coûts. J’ajoute qu’en France nous parlons beaucoup des impôts, et peu des dépenses : nous confondons ainsi le symptôme avec la cause. Pour autant, les succès chez nos voisins et parfois chez nous montrent qu'il existe des leviers, notamment managériaux. Il y a un vrai motif d'espoir : la transformation publique, c'est possible !
On a le sentiment que notre situation financière difficile et chronique a structuré depuis des décennies notre discours sur la transformation publique (Révision générale des politiques publiques, etc) et notre vision du management public. Au vu de certains de nos résultats, la focale sur nos dépenses de fonctionnement n’apparait-elle pas contreproductive ?
Je ne crois pas. D’abord parce qu’à l'échelle de ma génération, les premières initiatives n’étaient pas guidées par le seul prisme des économies : en 1989 la circulaire du Renouveau du service public de Michel Rocard ou la Loi organique relative aux lois de finances (Lolf) de 2001. Ensuite il faut aujourd’hui le reconnaître : notre situation financière difficile traduit un écart d’efficacité avec nos voisins européens. Quand nos dépenses publiques sont supérieures de 9 points de PIB (58 % contre 49 %), avec le même modèle social, cela dit nos marges d’amélioration. À mes yeux, nous avons notamment souffert d'un manque de leviers managériaux. Nous n'avons par exemple pas testé en France de manière sérieuse le mécanisme des contrats pluriannuels où l'on échange avec des responsables publics de l'exigence contre de la prévisibilité.
La contractualisation pose la question du temps court, du rapport à l'opinion et à l’émotion. D'une certaine manière, le temps long contraint le politique de la même manière que l'« agenciarisation ». Le politique est-il vraiment prêt à se dessaisir ? Ce débat n'est pas tranché démocratiquement...
C'est vrai, ce débat n'est pas tranché. Mais soyons honnêtes : c’est parce qu’il n'a pas été posé. J'ai fait partie en 2008 de la commission Attali : la responsabilisation et la contractualisation en étaient des propositions majeures. Sur le rapport au temps, nous avons en France des institutions stables et, en général, une majorité présidentielle et parlementaire – fût-elle relative - pour cinq ans. Nous pourrions très bien imaginer qu'à l'intérieur d'une législature, il y ait des contrats de 3 à 5 ans. Le contrat ne veut aucunement dire que le rôle du politique disparait. J'ai même tendance à penser qu'il se renforce. Le politique exercerait un triple rôle : en amont, il fixe les objectifs et les moyens ; il choisit sur cette feuille de route les dirigeants dont les directeurs d'administration centrale. Et, en aval, le politique contrôle les résultats. Le Ministre pourrait animer chaque année la publication d’un rapport détaillant pour chaque administration l'état d’avancée du contrat, avec des objectifs mesurables. Il pourrait même être bon de créer des sortes de « conseils de surveillance » des administrations. Ils ne nécessitent pas a priori un statut juridique, mais seraient présidés par le ou les ministre(s) de tutelle, et comprendraient en leur sein un certain nombre d’experts extérieurs mais aussi des représentants des usagers. C'est une façon de réaliser des progrès concrets pour nos concitoyens.
Au sein de l'Etat, les fonctions sont si diverses qu'il parait difficile de toutes les faire entrer dans ce schéma. Il existe des fonctions de production du service public mais il existe aussi des fonctions par exemple de législation qui restent précisément tributaires du temps court, de l'émotion....
Il y a bien sûr des dépenses de transfert, ou des choix régaliens difficiles. Mais mon raisonnement est ici centré sur les dépenses de fonctionnement et donc sur les grands services publics, ceux de production : justice, police, éducation, santé, impôts, par exemple. Ces dépenses de fonctionnement s’élèvent au total à 475 milliards d’euros, soit 18 % de notre PIB. Nous parlons de prestations clés dans la vie de nos concitoyens ; et c'est là que se concentre une certaine crise des services publics aujourd'hui : il y a hélas insatisfaction à la fois des usagers, des producteurs que sont les fonctionnaires et des financeurs que sont les contribuables. L’amélioration ne passe pas par de nouvelles lois mais par un travail administratif, managérial, année après année. La contractualisation le permet. Cela vaut aussi pour les collectivités locales, qui représentent désormais le tiers de ces dépenses de fonctionnement (155 Mds€) et ont connu depuis vingt-cinq ans une forte augmentation de leurs effectifs.
La perception des services publics reste très hétérogène selon les périodes et le type de service rendu...
Oui. Il n’y a pas à mes yeux de bonne mesure de satisfaction des Français à l'égard des services publics pris comme un bloc. Nous avons peut-être une approche trop globale et conceptuelle du sujet. Je me méfie un peu de la formule de la réforme de l'État ; je crois en revanche à la réforme dans l'État. L'administration fiscale qui ne porte pas une mission naturellement populaire est pourtant bien perçue (à 82 % !) car la transformation interne menée depuis plus de vingt ans se voit. Il faut mesurer service par service, avec les progrès dans le temps. Au passage, le programme Services publics+ porté par le ministère de la Transformation publique va tout à fait dans ce sens et mérite sans doute d'être plus visible.
En matière de management, Emmanuel Macron a initié son premier quinquennat par une réforme symbolique : une réduction de la taille des cabinets ministériels pour bâtir une autre relation avec l'administration, davantage basée sur la confiance. Il l'a de lui-même abandonné au bout de 3 ans. De l'extérieur, comment avez-vous analysé ce mouvement ?
En tant qu’observateur, cette réforme me semblait aller dans un très bon sens. Mais elle ne s’est pas accompagnée de la seconde partie du chemin : choisir (ou confirmer) les directeurs d'administration centrale, en début de législature, et les mandater sur une feuille de route pluriannuelle. La pression de l'urgence et l'ampleur de la tâche qui pèsent traditionnellement sur un nouveau gouvernement se sont malheureusement imposées. Le retour au fonctionnement ancien nous différencie là encore de nos voisins. Rien n’empêche cependant de réussir à l’avenir.
De quelle manière faudrait-il conduire ce chantier de la responsabilisation ?
Je peux vous répondre à partir de notre expérience modeste à la Banque de France. Ces dernières années, nous avons augmenté les services rendus, maintenu la présence territoriale et diminué les coûts de près de 4 % par an en volume. C'est souvent vu comme un triangle d'incompatibilités : nous l'avons rendu compatible par le management et la responsabilité de chaque Directeur général ou régional sur des enveloppes pluriannuelles. Pour réussir, je souligne un autre levier essentiel : la fierté des missions, trop souvent formulées en seuls termes juridiques. Il faut les rendre intelligibles pour nos concitoyens et les objectiver par des résultats chiffrés : la Banque de France communique désormais beaucoup plus, et surtout en termes plus simples. Il convient aussi de déléguer et de soutenir au maximum les managers de proximité. En particulier, contre la loi de l’entropie qui est la pente naturelle des organisations, nous menons un effort inlassable de simplifications.
En matière de transformation publique, quel était votre objectif principal lors de votre arrivée à la tête de la Banque de France, en 2015 ?
Notre devoir, comme toutes les institutions publiques, c'est de rendre le meilleur service au meilleur coût. Nous avons accru et enrichi nos services : l’éducation économique et financière depuis 2016, la lutte contre le changement climatique depuis 2017, la Médiation nationale du crédit depuis 2019. Nous avons basculé vers une approche totalement “multicanal” dont l’accueil téléphonique et Internet, tout en maintenant résolument un accueil physique dans tous les départements, y compris en direction des plus défavorisés. Et nous l’avons fait avec des coûts moindres. Au fur et à mesure des départs en retraite, tout en recrutant beaucoup, nous avons réduit les effectifs de 25 % depuis 2015. Nous avons ainsi « rendu » 200 millions d'euros par an aux contribuables. C'est donc une forte hausse de notre productivité, grâce aux efforts exigeants des hommes et des femmes de la Banque de France. Cette réforme nous permet, je crois, d'être plus légitimes et plus reconnus par nos concitoyens.
Avez-vous cherché à objectiver le regard porté sur l'action de la Banque de France ?
En la matière, certaines actions sont mesurables et d'autres plutôt « perceptibles ». Nous pouvons mesurer la satisfaction du traitement des particuliers, par exemple sur le surendettement, ou des PME sur la cotation des entreprises. Les taux de satisfaction sont à la fois élevés et en progression : 87 % en moyenne. Notre objectif reste d'atteindre fin 2024 au moins 90 %. Pour ce qui est davantage de la perception, la Banque de France avait peut-être l'image d'une vieille dame, à l'histoire prestigieuse -et dont nous sommes redevables-. Mais ce regard s’est enrichi des défis du XXIe siècle. Sur le climat par exemple, la Banque de France est classée par les ONG comme la banque centrale la plus engagée dans la finance verte parmi toutes celles du G20. Nos enquêtes de terrain et prévisions sont plus souvent citées pour éclairer l’incertitude économique actuelle. Depuis trois ans, nous allons à la rencontre des Français en régions pour expliquer la politique monétaire malgré sa technicité apparente. En interne, cette ouverture et cette visibilité accrues sont une fierté partagée.
A-t-on aujourd'hui la bonne façon d'appréhender les objectifs et la responsabilisation dans le management et la formation de nos cadres publics ?
La France a la chance d'avoir une administration de grande qualité. Il faut placer les managers et les agents en situation de responsabilité. On rappelle souvent que la Banque de France est indépendante – depuis trente ans cette année - et on en déduit qu’elle serait dans une situation différente. Il est vrai que notre mandat nous est donné par la loi plutôt que par le contrat. Mais nous devons aussi rendre des comptes, à commencer par notre première mission qu’est la maitrise de l'inflation. Pour un Ministre, donner plus de responsabilités aux managers revient en fait à se donner les moyens d'atteindre ses objectifs politiques. Il existe peut-être une bascule psychologique à opérer en la matière. Dans les relations entre pouvoirs politique et administratif, la responsabilité du politique est celle du "pourquoi" : il fixe les objectifs et contrôle les résultats. La responsabilité du pouvoir managérial est celle du “comment”. Trop souvent, le “pourquoi” et le “comment” sont confondus : le Ministre est rendu comptable de tout, notamment des moindres incidents survenus au fin fond de son administration alors qu'objectivement il n’y peut rien. Le temps passé sur le "comment" l'est au détriment du cap stratégique à donner.
Une des difficultés ne provient-elle pas du fait que nous avons de plus en plus de mal à fixer des objectifs clairs et stables dans cette époque du temps court où la situation de crise devient la norme et la relative quiétude, l’exception ?
Rien n’empêche de fixer un socle clair. Au-delà des émotions médiatiques du moment, les Français savent bien ce qu'ils veulent : des services rapides, simples et efficaces. La Lolf de 2001 entendait diminuer un peu la logique de moyens et renforcer cette logique d'objectifs et de résultats. Mais nous n'avons pas réussi à opérer cette conversion dans le débat public. C’est un peu le but récemment des « objets de la vie quotidienne », devenus aujourd’hui 60 « Projets prioritaires » : mais ils devraient être beaucoup plus connus et débattus.
La loi de transformation de la fonction publique du 6 août 2019 vise à donner de nouveaux leviers RH aux managers publics, avec davantage de déconcentration des outils. Que vous inspire ce mouvement ?
Je note avec satisfaction que le débat sur le statut de la fonction publique, très fort il y a encore vingt ans, a quasiment disparu. On peut réaliser beaucoup de choses avec le statut. Pour autant, un manager doit pouvoir disposer de vrais outils. Il doit pouvoir librement évaluer les agents placés sous sa responsabilité. Il faut essayer d'objectiver au maximum les attentes, sans risque d'être désavoué par des instances d'appel. Le lien entre évaluation et promotion doit être renforcé ; la généralisation de vrais Comités de carrière est une bonne pratique. La rémunération variable peut par ailleurs être significative, sans devenir centrale.
La transformation publique ne semble pas vraiment s’appuyer ni tirer parti des travaux académiques. Comment expliquer vous cette situation ?
En travaillant le sujet ces derniers temps, j'ai été frappé par la faiblesse récente de la recherche académique sur les dépenses publiques. Ce serait pourtant une très belle matière pour les économistes. Ils réfléchissent beaucoup sur la politique budgétaire « macro » (dont sa composante cyclique), mais ils travaillent peu sur l'efficacité « micro » des dépenses publiques. Or c'est une question centrale dans l’éclairage des choix à conduire : quelles sont économiquement les dépenses « d’avenir », et celles à arbitrer ? Comment apprécier les différents multiplicateurs budgétaires ? Je rends cependant hommage au travail qu'effectuent France Stratégie et l'Organisation de coopération et de développement économiques (Ocde), sur les benchmarks internationaux. Les deux organismes sont à Paris... nous pourrions en faire un pôle d'excellence.
Comment analysez-vous notre rapport à l'évaluation ?
Il y a eu plusieurs tentatives de développement de l'évaluation depuis vingt ans mais il me semble que nous avons du mal à dépasser deux difficultés. L'évaluation ex ante reste trop souvent vue comme un plaidoyer pro domo en particulier dans les études d'impact annexées aux projets de loi. S'agissant des évaluations ex post, elles sont brouillées par les débats méthodologiques : survient presque toujours une polémique autour de la méthode usitée. Là aussi, un peu de recherche académique pourrait aider. Prenons une méthode pratiquement inconnue en France : celle des "frontières d'efficacité" qui permet de comparer les pays quant au rapport entre la dépense et les résultats sur une politique donnée. On met sur un axe les dépenses et sur l’autre les résultats : pour l’enseignement secondaire par exemple, le taux de décrochage scolaire et les scores PISA. Certains pays nordiques – mais pas la France – ont ainsi des couples d’efficacité nettement supérieurs à la moyenne. Cette méthode n'est pas parfaite mais montre au moins qu’il y a différents arbitrages possibles entre les ressources et les objectifs. Un meilleur service public ne passe pas toujours par plus de moyens, mais souvent par une organisation plus claire, davantage de management ou d’innovations. Essayons de travailler par exemple sur ces frontières d’efficacité en associant chercheurs et décideurs publics.
Cette absence de dialogue ne tient-il pas au mode de formation de notre élite notamment administrative très éloigné du monde académique ?
Je ne crois pas que la formation des élites joue le seul rôle dans cette affaire. Le sujet n’est pas que les universitaires s'engagent dans l'action publique ou que tous les managers deviennent professeurs ou étudiants : mais il faut apprendre à se parler. Nous avons besoin ensemble d'une micro-économie des services publics pour accroître leur efficacité. Que les académiques intègrent certaines des contraintes –très réelles- du politique, et que les décideurs publics ne renvoient pas toujours les chercheurs à leur supposée tour d’ivoire. Les économistes Olivier Blanchard et Jean Tirole, dans leur rapport au Président de la République de 2021 sur « les grands défis économiques », avaient mené un effort remarquable pour intégrer au-delà des faits les « représentations » qui entourent chaque débat. J’observe que dans un autre domaine, la politique monétaire, le dialogue est constant entre les experts et les décideurs publics. Nous ne parvenons bien sûr pas à une vérité 100 % établie mais ce dialogue est vraiment fécond.
Mise à jour le 25 Juillet 2024