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Situation et perspectives économiques et financières dans le contexte de la guerre en Ukraine
Intervenant
Denis Beau, Premier sous-gouverneur de la Banque de France
Mise en ligne le 17 Juin 2022
Assemblée générale de l’OCBF
17 juin 2022
Discours de Denis Beau, Premier sous-gouverneur de la Banque de France.
Mesdames et Messieurs, je me réjouis d’être avec vous aujourd’hui à l’occasion de votre assemblée générale annuelle. L’an dernier, j’avais évoqué ici même nos perspectives en sortie de crise sanitaire. Depuis, de nouvelles mesures de confinement en Chine et surtout la guerre en Ukraine ont créés de nouveaux chocs pour l’économie et le système financier européen.
Aujourd’hui, je voudrais partager avec vous notre analyse, à la Banque de France et à l’ACPR, des perspectives et des risques de court terme, macroéconomiques puis macrofinanciers, qui en résultent, et qui guident nos actions de banque centrale et de superviseur au service de la stabilité monétaire et financière. Je terminerai mon propos sur les défis à plus long terme auxquels nous sommes collectivement confrontés, associés au changement climatique et à la numérisation de la finance, que la guerre en Ukraine et ses conséquences ne doivent pas faire passer au second rang de nos préoccupations. Ces défis nécessitent toujours une action résolue et sans délai de chacun de nous, et dans ce contexte je dirai quelques mots sur le rôle que nous pouvons jouer en tant que superviseurs et banquiers centraux pour aider les banques sur les chemins de la transition vers une économie durable et une finance numérisée.
1. Perspectives et risques macro-économiques
La guerre en Ukraine et les mesures de confinement en Chine ont lourdement pesé sur le rebond de l’activité en Europe, et notamment en France, qui s’était développé au second semestre de l’année dernière. Elles ont également fortement amplifié, étendu et diffusé aux prix à la consommation, la hausse des prix à la production, initialement alimentée par la hausse des prix de l’énergie et des matières premières. Autrement dit, nous sommes aujourd’hui confrontés à un choc « slow-flationiste » dont l’ampleur et la durée restent très incertaines à ce stade. Néanmoins, le scénario central pour l’ensemble des pays de la zone euro, qui ressort des prévisions que vient de publier la BCE, demeure celui d’une poursuite de la croissance, mais sur un rythme plus modéré de 2,8% en 2022 et 2,1% en 2023, la croissance ayant été révisée en hausse à 2,1% en 2024. Ce scénario central inclut aussi une inflation plus forte et plus persistante, à 6,8% en 2022, 3,5% en 2023 et 2,1% en 2024. Le risque par rapport à ce scenario central est clairement orienté vers moins de croissance et plus d’inflation. Pour la France, nous publierons nos nouvelles prévisions le 21 juin et je ne peux vous en donner la primeure aujourd’hui. Il est clair néanmoins au vu des dernières enquêtes de conjoncture que nous venons de mener, que les perspectives de croissance à CT devraient être comparables à la dynamique européenne, et un peu moins défavorable en terme d’inflation. Ainsi, sur la base de notre enquête de conjoncture faite mi-mai, début juin, nous prévoyons une hausse du PIB autour d’un quart de point au T2, après -0,2% au T1.
Aussi, de mon point de vue de banquier central chargé de veiller à la stabilité des prix à moyen terme, le risque majeur a radicalement changé au cours des derniers mois : il n’est plus celui d’une inflation trop basse trop longtemps mais celui d’une inflation trop haute trop longtemps. D’où la nécessité d’engager dans l’immédiat une normalisation de la politique monétaire qu’a décidé le Conseil des Gouverneurs de la BCE et qu’il a commencé à mettre en œuvre en revenant sur des mesures exceptionnellement accommodantes qui avaient été conçues pour faire face au risque d’inflation trop basse trop longtemps.
Mais l’engagement de la BCE est clair : le Conseil des gouverneurs fera le nécessaire pour ramener et stabiliser l’inflation à 2 % à moyen terme. La normalisation de la politique monétaire en cours est appelée à suivre un ordre qui a été clairement défini. En décembre dernier, la BCE a annoncé la réduction progressive des achats nets au titre du programme d’achats d’urgence face à la pandémie (PEPP). Ces achats nets sont arrêtés depuis mars dernier. En mars et avril, elle a annoncé la réduction des achats nets mensuels dans le cadre du programme d’achat d’actif APP (Asset Purchase Programme).
Lors du dernier Conseil des gouverneurs, la BCE a annoncé la fin des achats nets à compter du 1er juillet 2022, et son intention d’augmenter l’ensemble des taux d’intérêt directeurs de la BCE de 25 points de base lors de sa réunion de politique monétaire de juillet. La BCE prévoit aussi un nouveau relèvement des taux d’intérêt directeurs en septembre, dont le calibrage dépendra des perspectives actualisées d’inflation à moyen terme. Au-delà de septembre, sur la base de son évaluation actuelle, le Conseil des gouverneurs anticipe qu’une séquence progressive mais soutenue de hausses supplémentaires des taux d’intérêt serait appropriée. Enfin, la réduction de la taille du bilan de l’Eurosystème n’interviendra que dans un second temps, probablement dès lors que la nécessité non seulement d’une normalisation mais d’un resserrement de la politique monétaire se révèlerait nécessaire. Dans le cadre de ce processus de normalisation progressive, le Conseil des gouverneurs de la BCE a clairement indiqué qu’il n’écartera aucune option, notamment pour agir contre la fragmentation au sein de la zone euro, et conservera progressivité et flexibilité dans la conduite de la politique monétaire.
2. Perspectives et risques macro financiers
Dans ce contexte marqué par la multiplication des chocs externes, une forte incertitude sur l’ampleur de leur impact et leur durée et un changement d’environnement en matière de taux d’intérêt avec la fin de la perspective de taux très bas voire négatifs pour longtemps, nous pouvons nous réjouir collectivement que depuis plus de deux ans, le secteur bancaire ait bien résisté; il a contribué à atténuer les chocs et non pas à les amplifier. Cette capacité à absorber les chocs est un atout qui doit être entretenu, voire renforcé. Cela passe par deux vecteurs, la supervision et la réglementation.
Les perspectives et les risques macroéconomiques confortent en particulier le besoin de maintenir au premier rang des priorités de supervision, celles de l’ACPR et du mécanisme de surveillance unique (MSU), le suivi par les banques de leurs risques de crédit et de marché. L’impact immédiat de la guerre en Ukraine sur la stabilité financière a certes été correctement absorbé jusqu’à présent car les expositions directes du secteur financier à la Russie étaient faibles. Toutefois, les risques pour les banques et la stabilité financière peuvent se matérialiser par des effets de second tour et via des canaux indirects à partir de vulnérabilités pré-existantes, notamment celles associées (i) aux secteurs les plus dépendants des matières premières énergétiques, (ii) au développement des financements par effet de levier et (iii) à l’exposition aux cyber-attaques.
Il faut à cet égard prêter une attention toute particulière à des revalorisations potentiellement brusques des prix d’actifs risqués. Il en est de même de la hausse des prix et de la volatilité sur les marchés de matières premières et l’augmentation considérable des appels de marge sur les produits dérivés, en particulier pour l’énergie et les produits agricoles. Celles-ci ont déjà entraîné des tensions sur la liquidité des intervenants sur les marchés de matières premières. Un suivi très vigilant des risques de crédit et de liquidité dans le secteur des matières premières énergétiques est donc requis, notamment pour s’assurer que tout éventuel défaut (par exemple d’un négociant) demeure circonscrit et n’entraîne pas de contagion systémique.
Notre second levier d’action pour entretenir et renforcer la capacité des banques à absorber les chocs, après la supervision, relève de la réglementation C’est pour moi l’occasion de redire l’importance d’une mise en œuvre effective, équitable et définitive de l’accord de Bâle III, dans sa version finale de 2017.
Je le vous disais l’an dernier en citant le Gouverneur, et cela est encore plus vrai aujourd’hui à la lumière des crises que nous affrontons : les règles de Bâle III représentent le meilleur accord possible pour promouvoir la stabilité financière au niveau international. La proposition de la Commission (CRR3/CRD6) pour finaliser la mise en œuvre de ces règles constitue une avancée décisive et très équilibrée. Cet équilibre doit être préservé dans le cadre des discussions qui battent leur plein au niveau du Conseil et du Parlement, et qui se poursuivront sous présidence tchèque.
À ce propos, je souhaiterais d’abord citer deux enjeux majeurs et que vous connaissez bien. Premièrement, nous continuons à appeler de nos vœux la mise en œuvre d’un plancher concernant les exigences en capital (« output floor ») au plus haut niveau de consolidation dans l’Union européenne, qui est le seul niveau cohérent avec l’esprit de l’Union bancaire, qui est maintenant presque achevée. Deuxièmement, nous avons besoin d’ajustements ciblés s’appliquant aux expositions critiques et stratégiques pour le financement de l’économie de l’Union européenne, mais ils doivent rester de nature temporaire pour correspondre à l’esprit des accords.
Dans le contexte actuel, en plus de compléter la réglementation micro-prudentielle, il est également souhaitable de maintenir un filet de sécurité macro-prudentiel complet et cohérent, afin de permettre aux banques d’absorber de nouveaux chocs tout en continuant à fournir des services essentiels pour l’économie réelle. Cela prend plusieurs formes, allant du coussin de fonds propres contra-cyclique, que l’autorité macroprudentielle française a rétabli à 0,5 % lors de sa réunion de mars dernier, avec un délai de mise en œuvre de 12 mois, aux mesures applicables aux emprunteurs. À cet égard, le Haut Conseil de stabilité financière a transformé en norme juridiquement contraignante depuis le 1er janvier 2022 sa recommandation préconisant un taux d’effort maximum de 35 % et une maturité maximale de 25 ans pour les nouveaux crédits immobiliers, tout en conservant la marge de flexibilité pour 20 % de la production trimestrielle. Cette mesure vise à prévenir un endettement excessif des ménages dans un contexte où la production de crédits à l’habitat reste soutenue, tout en préservant le modèle français de financement de l’accès à la propriété. En conjonction avec la prédominance –qui confine à l’exclusivité- des crédits à taux fixe en France, elle a renforcé la résilience financière des ménages face aux perspectives de hausse des taux d’intérêt. L’attention à la solvabilité des acteurs non financiers passe aussi par la norme, adoptée en mai 2018 et prorogée jusqu’en 2023, limitant à 5 % des fonds propres les expositions des banques systémiques aux grandes entreprises résidant en France les plus endettées.
Enfin, le renforcement de la stabilité financière en Europe passe par l’achèvement de l’Union bancaire. L’approche mise en avant par le Président de l’Eurogroupe en mai dernier envisage une progression raisonnée sur les quatre principaux chantiers (gestion des crises bancaires, protection des déposants, diversification des expositions souveraines et prestation des services bancaires au sein du marché unique). Cette démarche en étapes accorde la priorité à la confiance et au réalisme. Nous y voyons un atout pour obtenir un accord politique qui est nécessaire pour progresser vers une Union bancaire plus complète et plus résiliente, mais qui ne perde ni en dynamisme ni en capacité d’innovation.
3. Défis associés au changement climatique et à la numérisation de la finance
Pour conclure ces remarques, je voudrais dire quelques mots sur le rôle que nous pouvons jouer en tant que superviseurs et banquiers centraux pour aider les banques sur les chemins de la transition vers une économie durable et la numérisation de la finance.
S’agissant du premier volet, la publication récente de la dernière contribution au 6e rapport d’évaluation du GIEC1 nous rappelle la nécessité d’une transition urgente vers la neutralité carbone Les autorités de surveillance ont déjà commencé à évaluer l’exposition des établissements financiers aux risques de transition qui en résultent, afin de les inciter à identifier, à évaluer et à gérer ces risques de la même façon que les risques traditionnels – et l’ACPR a joué un rôle de pionnier avec le premier test de résistance sur les risques climatiques.
Les risques climatiques seront progressivement intégrés au cadre prudentiel, en commençant par les exigences au titre des piliers 2 et 3. Les banques doivent se préparer au respect de ces futures exigences réglementaires, y compris celles relatives aux tests de résistance aux risques climatiques et aux plans de transition. Ces derniers font partie de la proposition CRD6 en cours de négociation. S’agissant du cadre du pilier 1, l’intégration des risques climatiques continue de faire l’objet d’un vif débat et j’espère que la publication d’un document de consultation de l’EBA nous permettra d’avancer. Avant de mettre en œuvre de nouvelles exigences, il faudra cependant remédier aux nombreuses carences en matière de méthodologie et de données. En tout cas, je voudrais souligner que, de mon point de vue de superviseur, le pilier 1 devrait rester fondé sur les risques et que nous devrions dépasser l’opposition quelque peu artificielle entre expositions vertes et brunes, en évaluant le risque de transition davantage sur la base des plans de transition.
S’agissant de la numérisation de la finance, outre le soutien à l’élaboration de règlements, tels que DORA (Digital Operational Resilience Act) et MiCA (Markets in crypto-assets), qui visent à faciliter le développement d’innovations dans un cadre qui améliore la confiance et la stabilité financière, nous pouvons, en tant que banque centrale, jouer un rôle positif du point de vue opérationnel en revoyant notre offre de services monétaires.
C’est dans cette perspective que la Banque de France a mené avec succès ces deux dernières années 9 expérimentations de monnaie numérique de banque centrale (MNBC) à des fins de règlement interbancaire, d’opérations sur titres ou de paiements transfrontières. Elles se prolongent en 2022 sur deux axes majeurs :
- Le premier axe porte sur le règlement en monnaie de banque centrale de titres émis sur des nouvelles plateformes de registres distribués, qui sera encadré par le régime pilote à partir de 2023. Les nouvelles technologies offrent des opportunités pour faciliter l’échange de titres financiers et améliorer le fonctionnement des marchés. Les banques centrales sont cependant attentives à ce qu’elles ne conduisent pas à une fragmentation du marché et de la liquidité. Aussi l’Eurosystème, à l’instar à ce qui avait été fait pour TARGET2-Securities, pourrait-il faire évoluer les modalités d’accès à son actif de règlement pour sécuriser des échanges d’actifs tokenisés.
- Le deuxième axe est l’amélioration des paiements transfrontières, que les instances internationales ont -à juste titre- érigée en priorité. Nous avons démontré l’an dernier les atouts d’une MNBC, pour optimiser la chaîne des paiements en réduisant le nombre d’intermédiaires et en améliorant la sécurité des règlements.
En parallèle de ces réflexions sur la MNBC interbancaire, les investigations sont en cours sur l’émission d’une MNBC de détail. Le lancement d’un éventuel euro numérique par l’Eurosystème permettrait de répondre à plusieurs objectifs :
- Réaffirmer le rôle d’ancrage de la monnaie centrale dans l’univers numérique, à l’instar du rôle que joue aujourd’hui le billet dans le monde physique.
- Contribuer à renforcer l’autonomie stratégique européenne dans le domaine des paiements, dans une logique de partenariat public-privé.
Nous sommes conscients des impacts qu’un euro numérique pourrait avoir sur l’intermédiation financière et la stabilité monétaire et financière. Cela suppose de traiter ces questions dès la conception d’un euro numérique, en introduisant par exemple des limites de détention ou en privilégiant un modèle dans lequel les intermédiaires joueront un rôle central dans la distribution de l’euro numérique et dans la gestion des relations avec les utilisateurs. C’est pourquoi nous mettons aujourd’hui en place un dialogue avec les parties prenantes, qui devra s’amplifier dans les semaines et mois à venir.
Mais il ne doit pas faire de doute, qu’outre les autorités de réglementation et les banques centrales, le secteur privé a également un rôle clé à jouer dans l’innovation numérique. De ce point de vue, je souhaiterais mettre en exergue l’importance stratégique du projet de service de paiement paneuropéen (European Payments Initiative, EPI), qui représente actuellement le seul projet pour une solution sous une marque commune plutôt qu’une interopérabilité de solutions domestiques hétérogènes. Nous espérons donc à la Banque de France que le lancement des premières solutions EPI, prévu pour 2023, convaincra d’autres banques de rejoindre cette initiative qui offre à l’Europe une belle occasion de construire l’indépendance du marché européen des paiements pour l’avenir.
Pour conclure, face à des risques et des défis à court et moyen terme qui ne manquent pas, je veux partager avec vous, les membres de l’OCBF et plus largement les acteurs de notre système bancaire, un message de confiance mais aussi de grande vigilance. Les réformes des régulateurs et les efforts des banques au cours de la dernière décennie ont porté leurs fruits et le système bancaire européen a démontré sa grande résilience lors de la crise sanitaire puis face à la guerre en Ukraine. Le secteur bancaire est aussi parvenu à accompagner les efforts des pouvoirs publics dans la crise et pour la relance. Mais cette évolution devrait nous encourager collectivement à rester très vigilants dans un environnement marqué par la multiplication des chocs et un niveau élevé d’incertitude et à poursuivre nos efforts pour consolider cette résilience afin de relever avec succès les défis actuels et à venir.
1 Contribution du Groupe de travail III du GIEC publiée le 4 avril 2022
Mise à jour le 25 Juillet 2024